Temps de lecture estimé : 5 minutes
Tendance de fond plutôt que mode passagère, la « gamification » influence déjà le monde des entreprises et des organismes en marketing, communication, management ou formation. Coup de projecteur sur une pratique promise au plus beau des avenirs.
Ce sont des hommes, des femmes, de 15, 25, 30, 40 ou même parfois plus de 50 ans. En jean, costume-cravate, tailleur ou survêtement. Concentrés. Silencieux. Indifférents aux coups de frein du bus, remarquant à peine le passager prenant place à côté d’eux sur un strapontin du métro, relevant seulement les yeux de temps en temps pour s’assurer qu’ils ne vont pas rater leur station. A les voir ainsi le nez plongé dans leurs smartphones, on pourrait penser qu’ils consultent un document important ou répondent à un message épineux. Mauvaise pioche : ils jouent. A exploser des bonbons gélatineux, à faire glisser des tuiles chiffrées, à retourner des cartes. La situation est devenue banale – à peine est-on tenté de jeter un œil par-dessus leur épaule pour voir ce qu’ils font. Qu’il semble loin, le temps où le jeu vidéo était bêtement perçu comme un loisir de gamins ou d’ados attardés, de nerds.
L’ex-vilain petit canard est devenu le gendre idéal et les rangs de ses défenseurs ne cessent de grandir – demandez à l’animateur Nagui qui a osé s’aventurer dans la critique. Il ne s’agit plus aujourd’hui d’un simple divertissement, mais d’une puissante force de frappe, d’un vecteur de changement, d’un outil stratégique. « Les jeux ne sont pas seulement un loisir. (…) Ils sont une vraie solution aux problèmes et une source de bonheur », clame, un poil dithyrambique, la game designer américaine Jane McGonigal, citée par Le Monde Diplomatique(1). Ils permettraient même de « tout réinventer, depuis l’État, la santé et l’éducation jusqu’aux médias, au marketing et à l’entrepreneuriat », voire « d’instaurer la paix dans le monde ». Rien que ça… Mais malgré le ton que l’on peut juger emphatique de ces déclarations, le pouvoir du jeu et le spectre de ses domaines d’influence ne doivent pas être sous-estimés.
Lame de fond dans les entreprises
Le monde de l’entreprise a bien perçu ce potentiel et a d’ores et déjà commencé à l’intégrer pour en tirer profit. On a même trouvé un nom pour cela : la « gamification » (ou ludification). C’est-à-dire le transfert de mécaniques propres au jeu dans des domaines divers, afin de répondre à des problématiques ne relevant a priori pas du jeu et d’influer sur les comportements d’une personne ou d’un groupe de personnes. Comme quand Coca Cola lance l’advergame (contraction d’advertisement et de game, soit un jeu publicitaire) Coke Zero Game, réalisé par l’agence North Kingdom, dans lequel un personnage incarné par l’utilisateur doit rejoindre le plus vite possible un stade de foot, en passant par quatre étapes/jeux distincts. Ou quand le cabinet Deloitte propose la Deloitte Leadership Academy, une plateforme de formation pour les cadres d’entreprise, dont le processus d’apprentissage a été « gamifié » (création d’un avatar, missions, points, barre de complétion…) par le prestataire Badgeville.
Si l’étiquetage « gamification » est récent et a véritablement pris son envol avec le développement des technologies web interactives, le principe et les ressorts sur lesquels le jeu fonctionne, eux, sont beaucoup plus anciens. Les cartes et programmes de fidélité des compagnies aériennes ou des grands magasins relevaient déjà, d’une certaine manière, de ce concept. « Le permis de conduire à points, en un sens, c’est aussi de la gamification, sourit Gabriel Mamou-Mani, président et fondateur de l’agence 1984, conseil en marketing interactif spécialisée dans le jeu social. Vous avez des points de vie, vous en perdez en cas d’erreur, vous pouvez faire des stages spéciaux pour en regagner… »
Mais à ces quelques cas embryonnaires a succédé un fort développement, transformant la vaguelette en puissant rouleau. Les chiffres le montrent : la ludification ne constitue pas une mode passagère, mais un changement de fond. D’après le cabinet M2 Research, ce marché devrait ainsi représenter plus de 2,8 milliards de dollars dans le monde en 2016. D’ici la fin de l’année 2014, plus de 70% des 2000 plus grosses sociétés mondiales disposeront d’au moins une application « gamifiée » (cabinet Gartner, 2011).
Comment expliquer un tel essor ? Principalement par le fait que le jeu vidéo et ses mécanismes se sont très largement démocratisés ces dernières années, avec l’avènement du casual gaming et du social gaming. Certes, la génération des digital natives est importante, mais le jeu est désormais intergénérationnel. Il touche tout le monde, des enfants aux grands-parents. « Le joueur moyen, sur Facebook, est une femme de 43 ans, précise Clément Muletier, auteur de l’ouvrage La gamification ou l’art d’utiliser les mécaniques du jeu dans votre business. Il n’y a plus de démographie particulière. » Le développement des technologies numériques, Web et mobiles, a bien entendu fortement contribué à cette évolution. Pour Lionel Guichard, fondateur de l’agence digitale Cassiop, l’atmosphère économique actuelle n’est pas non plus étrangère à cette demande de plaisirs ludiques : « Dans ce contexte de crise, les gens cherchent à se détendre. Les marques ne doivent pas seulement fournir un produit ou un service, mais répondre à ce besoin ».
Fidéliser et motiver
L’essor de la gamification était donc inévitable. Mais pour quoi faire ? Et dans quels secteurs ? Réponse unanime : il n’y en a pas de prédéfini, mais « énormément de secteurs qui l’utilisent ou pourraient l’utiliser, afin de répondre à différents types de motivations », note Clément Muletier. La ludification peut remplir des types d’objectifs très variés. « Elle ne répond pas à des buts spécifiques : elle est l’utilisation des mécaniques de jeu pour les atteindre », indique Jean Barnezet, cofondateur de l’agence Œil pour œil, spécialisée en gamification. En somme : le jeu est un médium entre l’utilisateur et l’objectif à atteindre, quel que soit celui-ci. Tous les secteurs d’activité – mais le système fonctionne essentiellement en B2C, le B2B reposant sur d’autres types de relations – peuvent en tirer des avantages.
Si les possibilités sont gigantesques, une brève réflexion autour des caractéristiques du jeu permet de distinguer quelles peuvent être les motivations des marques, managers et formateurs à faire usage de la gamification. « Le jeu permet de retenir l’attention », résume Clément Muletier. Or l’Homme, depuis la nuit des temps, aime jouer. Utilisant les techniques et usages qui rendent le jeu vidéo si attractif pour un nombre sans cesse croissant d’adultes, la gamification s’apparente à un nouveau moyen pour engager ces publics et « les rendre plus attentifs et réceptifs à ce qui leur est proposé ». Rien d’étonnant donc à ce que les secteurs les plus friands de ludification à l’heure actuelle soient le marketing, la communication, l’éducation et la formation.
Elle peut en effet permettre à une marque de communiquer vis-à-vis de ses clients et de les fidéliser de manière plus efficace qu’avec une campagne publicitaire classique. Car le client-joueur est ici actif. Lionel Guichard prend comme exemple un projet mené par son agence pour la marque Lacoste, à l’occasion de la commercialisation d’un polo personnalisé. « Pour promouvoir cette sortie, nous avons conçu un jeu sous forme de puzzle. Le but était de reconstituer le polo dans un temps imparti, ce qui offrait une chance supplémentaire de gagner un cadeau. » Pour la marque au crocodile, l’opération a été particulièrement efficace. « Il y a eu environ 20000 participants, et les gens revenaient en moyenne une dizaine de fois », se souvient Lionel Guichard.
Un exemple typique, mêlant éléments de gamification et jeu concours. Les « cibles » avaient le nouveau polo plusieurs minutes devant les yeux, et étaient beaucoup plus engagées par le jeu. A la clé, un taux de conversion amélioré et une augmentation des ventes grâce à des techniques qui, sans être révolutionnaires, permettent de faire passer un message publicitaire de manière ludique et de fédérer autour de la marque. Sans oublier l’aspect viral de ce type de jeux et le bouche-à-oreille pouvant faciliter le développement d’une communauté autour de la marque, inscrivant la gamification dans la liste des outils intéressants pour le community management.
Sensibiliser et informer
Au-delà de cet aspect publicitaire, la gamification est utilisée par les entreprises afin de mieux expliquer à leurs clients… ce qu’elles font. « Une société spécialisée dans la réparation de voitures peut rencontrer comme problématique que ses clients ne comprennent pas toujours l’aspect technique de son travail, et souhaiter y remédier pour développer un meilleur dialogue, détaille Vincent Guilloux, directeur général de l’agence Brand2Play. Nous pouvons, dans ce cas, proposer aux clients une sorte de Docteur Maboul de la voiture. La fois suivante, si le mécanicien lui explique qu’il y a un problème d’injection, il comprendra. » Là encore, sous l’aspect ludique, une bonne communication de marque.
Cet enjeu quasi pédagogique de la gamification – le joueur est d’autant plus réceptif au message qu’il s’amuse en même temps qu’il « apprend » – permet de mieux comprendre l’intérêt du concept pour les organismes éducatifs, les associations et les formateurs. Le cas de la Deloitte Leadership Academy évoqué précédemment est révélateur : augmentation du taux de rétention, apprentissage des connaissances plus rapide… « Certains managers ont fini le programme et acquis ces connaissances en six mois, alors qu’avant la gamification ce temps était d’au moins un an », précise Clément Muletier. Le concept est également très intéressant dans les domaines de la santé, de l’environnement ou de l’énergie afin de sensibiliser les publics visés aux bonnes pratiques ; le cas de CitéGreen, une start-up qui récompense les écogestes, est parlant.
C’est aussi le cas dans le domaine de la culture. L’agence Œil pour œil a ainsi mené un projet pour le Louvre-Lens. « Le musée avait mis en place un audio-guide, mais le contenu destiné aux enfants était rébarbatif, explique Jean Barnezet. Nous avons donc choisi de « gamifier » le parcours ». Dans ce serious game, l’enfant se retrouve dans la peau d’un jeune archéologue et doit enquêter autour de dix œuvres majeures. Un enrobage beaucoup plus motivant pour écouter et découvrir ! Enfin, au sein d’une entreprise, la gamification est également utilisée pour motiver les salariés (cf. encadré).
Que nous réservera la gamification dans les années à venir ? S’achemine-t-on vers une société « ludifiée » ? Difficile de répondre tant le concept n’en est, en France, qu’à ses balbutiements. Nombre de projets sur lesquels planchent les agences n’ont pas encore été rendus publics. Les prestataires spécialisés commencent à faire leur place. Un certain nombre de secteurs n’ayant pas encore recours à la ludification devraient peu à peu s’y mettre. Une chose est sûre : les entreprises françaises et leurs services communication sont de plus en plus réceptifs à ce concept et désireux de développer des projets innovants – du moment que ceux-ci s’avèrent efficaces. « Les prospects que l’on rencontre sont comme nous : ils ressentent le besoin de s’amuser, d’être positifs, conclut Jean Barnezet. Il y a donc un bel avenir à concevoir des projets funs, à aborder les choses sous un angle ludique, collaboratif et drôle. ».
Article réalisé par Julien Fournier