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Lettre à Google
Pour la première fois un manager allemand, Mathias Döpfner, reconnaît la dépendance complète de son entreprise face au géant de Mountain View. Ce dernier agit en maître dans le monde numérique grâce à la suprématie de son moteur de recherche, pouvant scléroser toute forme de concurrence par le déférencement. Une inquiétude de l’éditeur que partagent tous ceux qui souhaitent entreprendre et innover sur la Toile. Morceaux choisis traduits par la plateforme David contre Goliath et EcoRéseau.
Cher Eric Schmidt,
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Je suis un grand admirateur du succès entrepreneurial de Google. Depuis 1998, en quelques années seulement, une entreprise est née et a employé près de 50000 personnes dans le monde entier, réalisant l’an dernier soixante milliards de dollars de chiffre d’affaires avec une capitalisation boursière de 350 milliards de dollars. Google n’est pas seulement le plus grand moteur de recherche du monde, mais également la plus importante plateforme vidéo avec YouTube (qui est simultanément le deuxième plus gros moteur de recherche), le plus grand navigateur avec Chrome, le service de courrier électronique le plus utilisé avec Gmail et le système d’exploitation pour appareils mobiles le plus répandu avec Android. En 2013, Google a réalisé quatorze milliards de profit. Je ne peux que saluer d’un coup de chapeau cet exploit d’entreprise.
Dans votre texte vous évoquez la coopération commerciale entre Google et Axel Springer. Nous nous en réjouissons également. Mais certains lecteurs en ont conclu qu’Axel Springer devait être schizophrène : d’un côté Axel Springer fait partie d’une entente contre Google et se querelle avec le groupe concernant l’imposition du droit voisin allemand qui interdit le plagiat de contenus, tandis que de l’autre Axel Springer profite non seulement du trafic généré par Google, mais aussi de l’algorithme de Google pour la commercialisation d’espaces vacants de sa publicité en ligne. C’est vrai. On peut appeler cela de la schizophrénie. Ou du libéralisme. Ou encore, et là est la vérité, pour reprendre une expression favorite de notre chancelière : de l’absence d’alternative.
Nous ne connaissons pas d’alternative, qui offre même partiellement, à conditions technologiques comparables, l’automatisation de la commercialisation publicitaire. Et nous ne pouvons pas renoncer à cette source de revenus, parce que nous avons besoin de cet argent de manière urgente pour de futurs investissements technologiques. C’est pourquoi toujours plus de maisons d’édition en font autant.
Nous ne connaissons pas d’alternative en moteurs de recherche qui permettrait de garantir ou d’accroître notre portée en ligne. Une grande partie des médias de qualité obtiennent leur trafic par Google essentiellement. Nous sommes dépendants de Google, qui détient en Allemagne une part de marché de 91,2% dans les moteurs de recherche.
Ainsi la déclaration « si Google ne vous convient pas, vous pouvez vous désinscrire et aller ailleurs » est à peu près aussi réaliste que le conseil d’un adversaire du nucléaire à renoncer simplement à l’électricité. Cela n’est justement pas possible dans le monde réel – à moins de vouloir entrer dans la communauté Amish.
Les employés de Google sont, certes, toujours d’une amabilité extrême avec nous et avec d’autres éditeurs, mais nous ne nous parlons pas sur un pied d’égalité. Comment cela serait-il d’ailleurs possible ? Google n’a pas besoin de nous. Mais nous ne pouvons nous passer de Google. Même financièrement nous n’évoluons pas sur la même planète. Avec quatorze milliards de bénéfice annuel les gains de Google sont environ vingt fois plus élevés que ceux d’Axel Springer. Le bénéfice trimestriel de l’un est plus élevé que le chiffre d’affaires sur une année de l’autre. Notre relation commerciale est celle du Goliath Google à Axel Springer en David. Lorsque Google modifie un algorithme, le trafic dans l’une de nos filiales s’effondre de 70% en quelques jours. Cela est un fait avéré. Et cette filiale étant une concurrente de Google, il s’agit là certainement d’un hasard. Nous avons peur de Google. Je dois le dire une bonne fois pour toutes et sincèrement, car presque aucun de mes collègues n’ose le faire publiquement. Et en tant que plus grand parmi les petits, nous devons peut-être aussi ouvrir le débat.
(…)
Ce dans l’intérêt d’un écosystème sain de l’économie numérique à long terme. Cela touche à la concurrence. Et pas seulement économique, mais également politique. Cela touche à nos valeurs, notre conception de l’homme, notre ordre social mondial et – à notre avis – avant tout à l’avenir de l’Europe.
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Aujourd’hui il y a un monopole global du réseau. Pour cette raison, il est de la plus haute importance que les critères des résultats de recherche sur Google soient transparents et équitables. Mais précisément ces critères équitables n’existent pas. Google répertorie ses propres produits, du commerce électronique jusqu’aux pages de son réseau Google+, mieux que la concurrence, même si celle-ci est pour l’utilisateur d’une qualité inférieure. L’utilisateur n’est même pas averti clairement que ces résultats de recherche sont de l’autopromotion. De même lorsqu’une offre de Google obtient moins de visiteurs que celle d’un concurrent, elle apparaît plus haut sur la page, jusqu’à atteindre, elle aussi, davantage de visiteurs à un moment ou à un autre. C’est ce que l’on appelle de l’abus de position dominante. On pourrait s’attendre à ce que le bureau européen antitrust interdise cette pratique. Mais cela ne semble pas être le cas. Bien au contraire, le commissaire à la concurrence propose une « compensation », qui laisse pantois dès qu’on y regarde d’un peu plus près. La Commission a validé un modèle d’acquisition de budget publicitaire supplémentaire pour Google. Il ne s’agit pas là de « concessions douloureuses », mais de recettes supplémentaires. L’instance européenne propose, avec le plus grand sérieux, que le moteur de recherche Google, qui domine les infrastructures, puisse continuer à discriminer la concurrence dans le placement, déterminant, des résultats de recherche en ligne. En compensation toutefois, une nouvelle fenêtre publicitaire sera ouverte en début de liste de recherche, dans laquelle les entreprises discriminées pourraient s’acheter une place sur la liste. Cela n’est pas un compromis. C’est l’introduction, sanctionnée par les autorités de la Commission européenne, de ce modèle d’entreprise que l’on appelle du racket dans des milieux moins respectables, et qui est basé sur le principe qu’« il faut payer si tu ne veux pas qu’on te liquide ».
(…)
La politique européenne va t-elle plier ou se réveiller ? Jamais les institutions de Bruxelles n’ont été si importantes. Il s’agit de prendre une décision sur une vieille question de puissance. Existe t-il une chance pour une infrastructure européenne numérique indépendante ? Il s’agit ici de compétitivité et de viabilité. Le dernier mot de l’Ancien Monde ne peut pas se résumer à une soumission volontaire. Au contraire, la volonté de réussir de l’économie numérique européenne pourrait se transformer en ce qui avait fait si douloureusement défaut à l’UE ces dernières décennies : une histoire à succès.
Sincèrement vôtre,
Mathias Döpfner