Le soleil se couche sur Shinzo Abe

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Itinéraire d’un virtuose de la stratégie politique.

Selon un témoin, la première détonation « fut comme un bruit de jouet ». La seconde, lâchement tirée dans le dos, fit s’effondrer l’ex-Premier ministre japonais Shinzo Abe. Aussitôt, ses militants, qui assistaient là à un meeting en plein air, surent demeurer fidèles à l’esprit confucéen. Plutôt que des hurlements et des larmes, chacun s’affaira pour entourer la victime, lui prodiguer un premier massage cardiaque, appeler les secours, constituer un périmètre de sécurité. La police, instantanément,  a maîtrisé l’assassin. Son profil : un habitant de Nara, ancienne capitale féodale du pays, là où précisément avait lieu la réunion électorale, en vue des sénatoriales du 10 juillet. Et surtout, le tueur est un ancien des « forces d’auto-défense », nom pudiquement donné à l’organisation militaire d’un pays qui, en vertu du droit international issu de la Seconde Guerre mondiale, n’a toujours pas le droit à une armée pour se défendre face au prédateur chinois.

Shinzo Abe, lorsqu’il était Premier ministre, avait justement fait de cette question une absolue priorité. Désireux de réviser la « constitution pacifiste » élaborée par le général MacArthur, après la reddition japonaise de 1945, il qualifiait le texte « d’acte de contrition du vaincu envers les vainqueurs ». Dans le viseur de ce patriote inflexible, l’article 9 : « Le Japon renonce à jamais à la guerre. » Il est vrai que le Japon est la seule nation au monde à accepter pareille mention dans sa loi fondamentale.

Abe laissera à la population de la troisième économie mondiale l’image d’un homme fort et charismatique – chose rare dans la démocratie japonaise – où les premiers ministres se succèdent à la va-vite, en primus inter pares interchangeables qu’ils sont. Shinzo Abe détient d’ailleurs le record de longévité au poste : 7 ans, 8 mois et 21 jours, entre décembre 2012 et janvier 2020. Record qu’il obtint en dépassant la durée de mandat de son grand-oncle… qui fut lui aussi chef du gouvernement, de même d’ailleurs que son grand-père maternel !

La trajectoire d’un héritier

Dans un pays qui conserve encore bien des habitudes féodales, la politique de haut niveau reste une affaire de famille. Issu d’une illustre lignée de Yamaguchi, Shinzo Abe embrassa la politique dès le jeune âge en rejoignant le ministère des Affaires étrangères sous la seule qualité de son nom. Il œuvre dans l’administration de son propre père, alors ministre ! Hasard de l’histoire, il servait aussi dans la même administration que son ancêtre, Yōsuke Matsuoka, ancien diplomate japonais, tristement célèbre pour avoir signé, en septembre 1940, le Pacte tripartite avec l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste.

La carrière de  fonctionnaire de Shinzo Abe s’achève brutalement avec le trépas de son père, en 1991. En dauphin, c’est tout naturellement qu’il se présente pour lui succéder à la députation, dans la circonscription familiale de Yamaguchi. Il parvient ensuite à se frayer un chemin dans les travées de la Diète du Japon et se hisse jusqu’aux postes exécutifs.

Vers les hautes sphères

En 2002, le voici chargé de négocier avec la Corée du Nord, toujours désireuse de lancer ses foudres sur l’archipel. La dynastie communiste en veut au Japon qui fut longtemps l’impitoyable occupant de la péninsule de Corée. Dans une opération commando terroriste, le régime parvient à enlever cinq citoyens japonais qui se promenaient sur une plage nippone. Abe doit se rendre à Pyongyang pour négocier avec Kim Il-sung, père de l’actuel dictateur. Sa fermeté intransigeante est saluée par les Japonais qui découvrent là un homme doté de cran.

Malgré sa jeunesse, il est élu un an plus tard, en 2003, secrétaire général du Parti libéral-démocrate. Le PLD est une exception dans les démocraties mondiales. Depuis l’après-guerre et l’instauration de la démocratie, les Japonais reconduisent sempiternellement ce même parti, encore et encore. Étrange démocratie que celle qui ne connaît pas l’alternance ! Il n’y eut qu’un très bref intermède, entre 2009 et 2012 pendant lequel le Parti démocrate du Japon (PDJ) parvint à se hisser au pouvoir. Jusqu’au tsunami.

Le Premier ministre des années 2010

11 mars 2011. Un séisme de magnitude 9,1 sur l’échelle de Richter survient au large des côtes de l’île de Honshū. Il s’ensuivra un tsunami diluvien, avec des vagues de 15 mètres de haut, qui viendra frapper les côtes japonaises sur des dizaines de kilomètres. La centrale de Fukushima Daiichi n’y résiste pas. Ce triple traumatisme constitue pour la population japonaise un choc sans équivalent depuis la guerre. L’empereur Akihito, à l’habitude reclus dans son silence, encore considéré par une partie de la population comme le descendant direct de la déesse du Soleil, s’exprime à la radio. Un acte extraordinaire, jamais vu depuis que son père, Hirohito, avait annoncé la reddition du Japon à la suite des bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki.

Au milieu des décombres, voilà que ressurgit Shinzo Abe. Alors chef de l’opposition, il décide d’un slogan qui va faire florès : « Remettre sur pied le Japon », avec lequel il gagne très facilement les législatives. Retour de l’insubmersible PLD au pouvoir.

« Remettre sur pied le Japon »

Premier ministre, Abe relance sa vieille idée : rendre au Japon son armée. Il insiste aussi sur l’importance fondamentale de la relation avec les États-Unis (qui détiennent d’importantes bases sur l’archipel) et pointe du doigt les ambitions chinoises. Plus question de reculer, par exemple, sur la question des îles Senkaku, misérables rochers perdus dans la mer de Chine. Pékin et Tokyo se les disputent depuis toujours. Elles rescelleraient d’importantes ressources en hydrocarbures. La transition écologique devrait pourtant les laisser où elles gisent.

Sur le plan économique, Shinzo Abe développe les « Abenomics », ou « programme des trois flèches » : dévaluation massive du yen, relance keynésienne et investissements de croissance. La Japon retrouve des couleurs. En parallèle, il installe une communication innovante sur les réseaux sociaux et imagine la stratégie Cool Japan qui vise à améliorer l’image du pays sur la scène internationale. Numérique, cinéma, littérature, mangas, chanson, tourisme… Tout y passe ! Les Jeux Olympiques de Tokyo 2020 constituent l’apogée de ce plan de conquête des consciences.

Crépuscule

Son troisième mandat, qui débute en 2019, signera son lent déclin. Un scandale de corruption vient le toucher directement. On l’accuse d’avoir vendu à un groupe scolaire nationaliste, proche de ses idées, un terrain public pour seulement 15 % de sa valeur… et d’avoir placé son épouse à la direction de l’établissement en question.

La covid frappe à son tour l’archipel. Les JO de Tokyo sont reportés d’un an et se tiendront à huis-clos. Abe, qui soigne particulièrement ses relations avec Donald Trump lors de longues parties de golf, propose d’attribuer le Prix Nobel de la Paix au tonitruant président américain. Ce qui ne l’empêche pas, dans le même temps, de développer de cordiales relations avec l’Inde de Modi, l’Israël de Netanyahou ou la Russie de Poutine. Abe est un diplomate combattif, incontestablement talentueux et très respecté sur la scène internationale.

Sa gestion de la crise épidémique, en revanche, interroge dans la population, qui se désolidarise peu à peu de lui. La colite ulcéreuse, maladie intestinale qui revient à intervalles réguliers depuis son adolescence, l’empêche peu à peu de gouverner. Le 28 août 2020, il annonce à la surprise générale son retrait pour raison de santé. Il demeure simple député et tente de tirer les ficelles depuis la coulisse, en installant ses proches au pouvoir. Jusqu’à ce 8 juillet 2022, où cet infatigable tribun meurt sous les balles d’un assassin aux motivations mystérieuses.

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