Emmanuel Todd

Temps de lecture estimé : 3 minutes

En 1976, dans La Chute finale, l’anthropologue annonçait avec quinze ans d’avance l’effondrement du bloc communiste. Aujourd’hui, ce penseur de haut-vol pressent l’imminence d’une nouvelle guerre mondiale.

Dans une entrevue avec Alexandre Devecchio, journaliste au Figaro, Emmanuel Todd révèle le fond de sa pensée : la guerre d’Ukraine pourrait être le berceau d’un nouveau conflit mondial. L’analyse de cet esprit souvent imparable est un appel au sursaut pour la paix.

Il se décrit lui-même comme « la Mireille Mathieu des sciences sociales ». Une manière de dire que ses analyses sont plus appréciées au Japon qu’en France. Très respecté au pays du Soleil Levant, Emmanuel Todd est régulièrement invité à s’exprimer dans les plus grands journaux. Les Nippons attachent à ses analyses un respect certain. En France, les choses sont différentes. Nul n’est prophète en son pays ! Bien que très considéré, on lui attache toujours l’étiquette de « penseur controversé ». Mais controversé par qui ? L’expression médiatique ne le précise jamais. Peut-être par un certain esprit de système ?

Une analyse pleine de sang-froid

Ainsi, rien d’étonnant à ce que le dernier livre d’Emmanuel Todd n’ait été publié qu’au Japon. 100 000 exemplaires se sont vendus en quelques jours. Cet ouvrage concerne en effet la guerre d’Ukraine et les immenses conséquences que ce conflit a déjà, et surtout aura, sur la marche de l’Europe. Todd refuse de publier son livre en France : il craint de n’être pas compris. Chez nous, en Europe de l’Ouest, la thématique ukrainienne est abordée uniquement sous l’angle (légitime) de l’émotion. Le règne de l’image, notamment promu par les chaînes d’info en continu dont LCI est l’expression ultime, rejette l’analyse à froid – pourtant nécessaire.

Il n’est pas rare, sur la chaîne d’info du groupe TF1, de voir certains analystes « modérés » être accusés de collusion avec le Kremlin par des représentants de l’Ukraine – présents en plateau. La grand-reporter Anne Nivat, qui ne passe pas pourtant pour une amie de Poutine, a récemment fait les frais d’une attaque de ce genre…

La double surprise du conflit

Emmanuel Todd intitule son ouvrage « La Troisième Guerre mondiale ». Un titre vendeur qui ne repose pas sur une prémonition catastrophique, mais sur une analyse lucide du conflit. Il insiste d’abord sur le caractère imprévisible de la guerre. On pensait que la Russie écraserait facilement l’Ukraine, c’est le contraire qui s’est produit. La nation kiévaine, qu’Emmanuel Todd décrit justement comme un « failed state » (état en déliquescence) au moment du conflit, s’est comme réveillée en sursaut. « L’Ukraine n’a pas été écrasée militairement même si elle a perdu à cette date 16 % de son territoire ».

Le penseur poursuit : « Ce que l’on a découvert, à l’opposé, c’est qu’une société en décomposition, si elle est alimentée par des ressources financières et militaires extérieures, peut trouver dans la guerre un type nouveau d’équilibre, et même un horizon, une espérance. Les Russes ne pouvaient pas le prévoir. Personne ne le pouvait. ».

Ainsi, l’Ukraine résiste militairement – certes avec l’appui, toujours plus soutenu et engageant, des « nations occidentales ». A contrario, la Russie, dont on pensait l’économie très affaiblie, équivalente au PIB de l’Espagne, s’est montrée très résistante aux sanctions occidentales. La prévision du ministre de l’Économie Bruno Le Maire s’est avérée inexacte : l’économie russe ne s’est pas effondrée… Todd le rappelle : « Le rouble a pris 8 % par rapport au dollar depuis le début de la guerre ».

Comprendre la Russie n’est pas l’excuser

Quid de la thèse de l’effondrement militaire russe ? Emmanuel Todd n’y croit pas : « Dans l’esprit des Russes, Poutine incarne (au sens fort, christique), cette stabilité. Et, fondamentalement, les Russes ordinaires estiment, comme leur président, faire une guerre défensive. » Une déclaration qui peut surprendre, mais il s’agit là de comprendre la Russie – non pas de l’excuser. Une œuvre difficile sans doute à beaucoup d’Occidentaux.

Ainsi, la Russie pense-t-elle mener, de son point de vue, « une guerre défensive ». Voilà qui peut choquer, alors que l’armée envahit sciemment le territoire d’un état souverain… Précision d’Emmanuel Todd : « Je vous propose un exercice psycho-géographique, qui peut se faire par un mouvement de zoom arrière. Si on regarde la carte d’Ukraine, on voit l’entrée des troupes russes par le Nord, l’Est, le Sud… Et là, effectivement, on a la vision d’une invasion russe, il n’y a pas d’autre mot. Mais si on fait un immense zoom arrière, vers une perception du monde, mettons jusqu’à Washington, on voit que les canons et missiles de l’Otan convergent de très loin vers le champ de bataille, mouvement d’armes qui avait commencé avant la guerre. Bakhmout est à 8 400 kilomètres de Washington mais à 130 kilomètres de la frontière russe. »

Comment ce conflit, pour l’heure régional – même si quatre des cinq nations officiellement dotées de l’arme nucléaire y participent d’une manière ou d’une autre – pourrait-il dégénérer ? Cette funeste perspective, pour être évitée, ne doit jamais être écartée. « Il est évident que le conflit, en passant d’une guerre territoriale limitée à un affrontement économique global, entre l’ensemble de l’Occident d’une part et la Russie adossée à la Chine d’autre part, est devenu une guerre mondiale ».

Qui est vraiment isolé ?

Emmanuel Todd insiste enfin sur la notion d’isolement. Ici en Europe, nous avons beau jeu de répéter sans cesse que la Russie est « isolée ». C’est sans doute prendre nos désirs pour des réalités. C’est nous, bien souvent, qui sommes sur la touche. « Quand on regarde les votes des Nations unies, on constate que 75 % du monde ne suit pas l’Occident, qui paraît alors tout petit. »

Le G7 contre le reste du monde ? Souvenons-nous, de manière plus anecdotique, de la Coupe du monde au Qatar. La majorité des pays du monde ont rejeté l’appel américano-européen à porter des « brassards LGBT lors du match ». Ensuite, la FIFA a refusé de donner à Volodymyr Zelensky la possibilité de s’exprimer en visioconférence avant la finale. Et pour cause : la majorité des pays du globe ne le souhaitaient pas. Le président Lula, pourtant assez proche du mode de pensée occidental, refuse de prendre parti dans ce conflit, renvoyant le leader ukrainien dos-à-dos avec Vladimir Poutine : « Ce type est aussi responsable de la guerre que Poutine. Une guerre n’a jamais un seul coupable ».

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

J’accepte les conditions et la politique de confidentialité

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.