Les octo et nonagénaires sur la scène publique

« De grandes figures, dans une société troublée et portée sur la vitesse, qui s’avèrent rassurantes et structurantes »
« De grandes figures, dans une société troublée et portée sur la vitesse, qui s’avèrent rassurantes et structurantes »

Temps de lecture estimé : 5 minutes

La présence des Anciens sur la scène publique questionne. Quelles sont les raisons sociétales de leur (ré)émergence ?

« De grandes figures, dans une société troublée et portée sur la vitesse, qui s’avèrent rassurantes et structurantes »
« De grandes figures, dans une société troublée et portée sur la vitesse, qui s’avèrent rassurantes et structurantes »

C’est par une candidature spontanée que Barbara Beskind est devenue designer-consultante pour Ideo, une start-up de la Silicon Valley imaginant des produits pour personnes âgées. Rien de bien inhabituel pour cette cadre dynamique, si ce n’est son âge… elle a 91 ans ! Celle qui instille sa touche personnelle dans des déambulateurs plus pratiques ou des espaces en préfabriqués faisant vivre les personnes âgées près de leur famille détonne au milieu des hipsters geeks de sa société. Son téléphone portable très simple qui marche à la voix comme son écran d’ordinateur plus large semblent bien loin de « la pendule d’argent qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui dit je t’attends… » si chère à Jacques Brel. Marginale qui s’est trompée d’époque, ou figure pionnière annonciatrice d’un changement sociétal ? Les sociétés occidentales, pourtant habituées à faire preuve de jeunisme et à cacher ce quatrième âge qu’elles ne sauraient voir, sont-elles sur le point de changer ? Ou peut-être celui-ci s’impose-t-il de lui-même dans les entreprises, la politique, l’économie, la culture, le jeu sociétal moderne ? C’est un fait, ceux qui sont nés avant 1930 ou quelques années plus tard sont de plus en plus nombreux à rester sur la scène publique. Phénomène assez récent, alors qu’il y a bien longtemps qu’on célèbre au Japon les “trésors nationaux”. Les Edgard Morin, Simone Veil, Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Delors, Robert Badinter, Jean d’Ormesson, Michel Serres, Michel Rocard, etc., qui ont brillé dans leurs domaines respectifs, ont connu le drame des années 30 et 40, les Trente Glorieuses et les années de crise, sont toujours plus écoutés. Pour leur expérience ? Leur sagesse ? Les raisons semblent plus complexes, mais en disent long sur le rapport au temps et la valorisation du savoir de la société moderne. Enquête.

 

Montée en puissance

Certains s’affranchissent donc des diktats du jeunisme et de la gérontophobie ambiante pour troquer leur canne pour un bâton de pèlerin, s’en allant prouver dans leurs domaines de prédilection que, bien sûr que si, la valeur peut attendre le nombre des années. Ils ont souvent retrouvé après une période d’éclipse comme une seconde jeunesse, à hauteur de leur écho dans la société. Ainsi qui veut tirer les leçons de la crise de l’euro et s’inscrire dans une perspective historique interrogera-t-il certainement Jacques Delors, Helmut Schmidt ou Valéry Giscard d’Estaing. Lequel s’étonne encore du succès de son dernier livre(1) : « Je pensais qu’il n’allait pas du tout se vendre et qu’il n’était qu’un délire de vieil homme. Au contraire les gens souhaitaient connaître ma vision, mes ambitions pour redessiner l’Europe ». De même la pensée “complexe” d’Edgar Morin a été remise au premier plan et son auteur invité à l’Elysée pour expliciter sa “politique de civilisation”. Quant à Michel Rocard, il a été un temps choisi pour inventorier avec Alain Juppé les investissements d’avenir financés par le grand emprunt. C’est aussi lui qui a co-créé en mars 2012, avec de nombreux intellectuels et personnalités publiques de la société civile et politique, le collectif Roosevelt qui présente des propositions visant à lutter contre le chômage endémique et élaborer une nouvelle société. Mais le meilleur exemple reste Stéphane Hessel, résistant de la première heure pendant la Seconde Guerre mondiale et ancien ambassadeur de France auprès des Nations unies, qui a connu un succès d’édition phénoménal en 2010 avec Indignez-vous(2), vendu à près de 200 000 exemplaires en moins de deux mois. « Ils font figure de référence dans leur domaine, ils n’ont plus besoin d’“avoir” de l’autorité, ils “font” autorité », précise Michel Billé, sociologue, spécialiste de la vieillesse et de la transformation des structures familiales(3).

 

Catégorie toujours plus « voyante »

La doyenne de l’humanité, la Japonaise Misao Okawa, vient de décéder à l’âge de 117 ans, et laisse derrière elle un fils de… 91 ans. Chaque année en France nous gagnons un trimestre d’espérance de vie et les progrès de la médecine permettent d’entrevoir un véritable bond en avant, comme le rappelait le cofondateur de Doctissimo et président de DNAvision Laurent Alexandre dans EcoRéseau n°18. La notion d’âge devient toute relative. Aujourd’hui il est même difficile de dire à quel âge on devient senior : 70 ans pour la médecine puisque c’est l’âge moyen du premier accident de santé sérieux, 65 ans pour Air France, la Caisse de retraite ou la famille puisque c’est l’âge moyen de la naissance des petits enfants, 60 ans pour la sécurité sociale, 50 ans pour le marketing qui décrypte les premières modifications des comportements de consommation, 45 ans pour l’entreprise… Les plus de 85 ans étaient 600 000 en 1980, ils sont 1,8 million aujourd’hui et seront 4,8 millions en 2050. De par leur nombre croissant, les Anciens font plus lever les têtes. « Les medias savent qu’ils constituent bien souvent le gros des bataillons de lecteurs ou d’auditeurs, les politiques comprennent qu’ils se déplacent plus pour aller voter et que donc leur influence dépasse la réalité de leur part dans la population », remarque Serge Guérin, sociologue professeur à Paris School of Business (PSB), auteur de nombreux ouvrages sur le sujet(4), qui perçoit un changement de regard : « Les sujets qui parlent d’eux ne sont plus seulement noirs comme la dépendance ou la maltraitance, on commence à vraiment évoquer les opportunités de la silver economy et le dynamisme des octos/nonas ». Et puis cette élite grisonnante fait recette « parce que les vieux veulent voir des vieux », note Jacques Séguéla, cofondateur de RSCG devenu Havas. En outre ce quatrième âge est plus en forme que par le passé, et donc plus à même de se manifester. « Si le cœur et les muscles vieillissent inexorablement, les neurones non ! », rappelait Michel Rocard. « Celui qui a 80 ans aujourd’hui est celui qui avait 60 ans il y a un siècle, grâce à l’amélioration des soins médicaux, des hygiènes de vie et de la chirurgie esthétique », observe Jacques Séguéla. Pour le fameux fils de pub, la Gauche a commis une bêtise sans nom en fixant la retraite à 60 ans – « pour des raisons de financement des retraites bien sûr, mais surtout pour l’arrêt neuronal d’un peuple que cette décision a occasionné ». Ils sont malgré tout toujours plus nombreux à ne renoncer à rien, malgré les incitations à “lâcher prise” dans leurs domaines respectifs, à ouvrir une quatrième “séquence de vie”. Et ils trouvent un écho…

 

L’expérience au-delà du savoir

Leur point commun ? L’action. On ne recherche plus cette fameuse sagesse chez les Anciens, que l’on assimile de plus en plus à de la résignation. « La référence aux vieux Sages est plus fantasmée que réelle. Aujourd’hui nous faisons confiance à ceux qui ont fait, qui peuvent transmettre, pas aux vieux philosophes dans leur grotte », appuie Serge Guérin. Ils sont porteurs d’un message qui nous parle. « Ils sont avant tout des hommes qui bougent – même s’ils ne font que parler. Les Paul Bocuse, Pierre Soulages, Michel Bouquet sont acteurs leur vie », soutient Michel Billé, selon qui cette caractéristique fait la différence aujourd’hui. « Autrefois le rapport était le même qu’en Afrique, un vieillard qui mourrait était une bibliothèque qui brûlait. Aujourd’hui tout est en ligne. » Leur aura viendrait essentiellement de leur expérience. « Les vieux ont des cicatrices, le privilège de l’âge est d’avoir vécu. Je ne parle pas d’expérience professionnelle, mais d’apprentissage des situations de vie. Les octos et nonas vont à l’essentiel parce qu’ils savent faire le tri », déclare Jacques Séguéla, selon qui nous vivons dans le monde des experts : « Les medias comptent sur ces derniers pour apporter du contenu en plus des faits. S’ils ont seulement 30 ans, ce ne sera pas crédible, même s’ils sont plus compétents ! » C’est aussi l’époque de crise et d’angoisses qui les réhabilite, car les plus que seniors représentent une part d’histoire plus simple, plus positive et rassurent donc ceux qui ont peur de l’avenir. « Ils ont souvent fait leurs preuves en étant révolutionnaires, iconoclastes, modernes, puis au cours de leur vie ont cherché le consensus, se sont pacifiés. C’est ce qui nous plaît, alors que nous vivons dans une société de violence et de conflits », évoque Serge Guérin, qui cite le cas d’Alain Juppé, même si ce dernier, avec ses 69 ans, ne peut encore prétendre appartenir à ce groupe : « Les gens sont descendus par milliers dans les rues pour réclamer sa tête et la fin de ses réformes lorsqu’il était Premier ministre, et il connaît aujourd’hui une renaissance dans les sondages, auréolé d’une certaine expérience de vie ». Par le partage de ce vécu, les Anciens réintroduiraient dans le débat public la dimension de continuité qui manque à la société pour s’ancrer dans l’histoire, se remettre en perspective. Ils nous aideraient à savoir d’où nous venons pour mieux appréhender le futur.

 

Liberté, humanité et temps rassurants

Dans une société d’accélération permanente des rythmes de vie, ces figures d’exception remplissent une sorte de fonction atemporelle et rassurante. « Aujourd’hui nous valorisons ce qui ne dure pas, la société de l’instant cherche à abolir le délai, l’attente, à obtenir l’information en temps réel, ce qui revient quelque part à une “déréalisation ” du temps, puisqu’on ne se soucie plus que du présent, occultant le passé et le futur. Nous perdons nos repères d’histoire, et du coup ces grands personnages sont des contre-valeurs dans cette société, ils sont survalorisés parce qu’ils rassurent, sont structurants », précise Michel Billé. En puisant dans leurs propres parcours de vie souvent exceptionnels, ils rehaussent l’exigence individuelle et collective du vivre ensemble, s’imposent assurément comme modèles. Ils rassurent aussi parce qu’ils ne dépendent plus que d’eux-mêmes et font preuve de détachement et désintéressement, qualités rares dans une société dominée par la quête du bénéfice personnel et des plans de carrière. « Je n’ai pas l’impression que l’on m’écoute plus qu’avant. Mais on m’écoute différemment », remarque Michel Rocard, éloigné de la politique, ambassadeur pour la France aux pôles Arctique et Antarctique. Ces personnalités n’ont plus d’ambition, sont réputées neutres et indépendantes, ce qui les rend champions de l’intérêt commun. « Giscard fait un clin d’œil lorsqu’il prend la parole, il parle de liberté. Du coup sa parole a plus de poids », remarque Michel Billé.

 

Grandes aides potentielles

Ces élites grises ouvrent un chemin nouveau dans les allées du pouvoir, celui de la recommandation et du conseil. Réchauffement climatique, manipulations génétiques… Les défis sociétaux s’annoncent décisifs et peu propices aux réponses manichéennes. Dès lors aller chercher des solutions d’avenir en regardant dans le rétroviseur du passé peut s’avérer payant. Même dans les entreprises, environnements plus hostiles au poids des années où les seniors sont souvent considérés comme des variables d’ajustement, le besoin de personnes expérimentées se fait paradoxalement sentir. Des Anciens ont su longtemps se maintenir à la tête de sociétés : Dassault, Decaux, Bernheim, Perdriel, Bonduel, Bellon, Fabre, Servier, Bongrain… Le binôme d’un ancien président du conseil de surveillance et d’un plus jeune, plutôt lié à l’opérationnel, semble faire des émules, comme l’indique Jacques Séguéla : « Le vieux est la mémoire, le vécu de l’entreprise, quand le jeune s’occupe de l’opérationnel et possède l’énergie nécessaire pour insuffler de nouvelles dynamiques. Combien d’entreprises meurent parce que le patron ne sait pas céder sa place ? Le secret de la vieillesse est peut-être de savoir passer la main tout en restant dans la place », évoque celui pour qui Vincent Bolloré a repoussé chez Havas l’âge maximum des administrateurs à 90 ans. L’équilibre semble bien de rigueur, car il y aurait aussi un danger à trop écouter ces éminences grises, celui de renforcer la frilosité propre aux sociétés vieillissantes. Mais il y aurait aussi un manque à ne pas les prendre en considération car ils sont une richesse pour la société et les entreprises. Aux yeux de Barbara Beskind, l’âge aide à penser “hors du cadre” et à être “plus soi-même”….

 

 

1 Europa : la dernière chance de l’Europe, de Valéry Giscard d’Estaing, éd. XO, 2014

2 Indignez-vous ! – Pour une insurrection pacifique par Stéphane Hessel, éd. Indigène, 2010

3 La société malade d’Alzheimer par Michel Billé, éd. érès, 2014

4 Silver Generation par Serge Guérin, éd. Michalon, 2015

 

Retrouvez notre dossier spécial sur la présence des octo et nonagénaires sur la scène médiatique dans EcoRéseau n°20, en kiosque actuellement, incluant les interviews exclusives de :

  • Michel Rocard, homme politique (PS) et conférencier de 85 ans
  • Edgard Morin, philosophe et écrivain de 94 ans
  • Jacques Séguéla, confondateur de RSCG devenu Havas, fils de pub de 81 ans
  • Michel Serres, philosophe, historien des sciences, écrivain de 85 ans

Dossier réalisé par Julien Tarby et Aude Abback-Mazoué

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