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Le SMIC, trop élevé et trop rigide pour certains, serait responsable du chômage des jeunes et des peu qualifiés. Pour d’autres, c’est un rempart contre la pauvreté.

Les agents de Pôle Emploi ne sont pas près de souffler. Avec 3,4 millions de chômeurs, soit 9,7% de la population active, la France peine à occuper l’ensemble de sa population. Industrie déclinante, carnets de commandes vides, faible compétitivité et marges réduites à la portion congrue dans les entreprises, déficit de qualification de la main d’œuvre… Les coupables désignés du chômage de masse ne manquent pas. Mais depuis quelques mois, des chefs d’entreprise, des politiques et des économistes pointent avec insistance un nouveau fautif : le SMIC.
Première salve début avril, lorsque le socialiste Pascal Lamy, ancien directeur de l’OMC, a proposé la création de « petits jobs », afin de donner des cousins français aux « mini-jobs » allemands. Deuxième salve mi-avril, avec le souhait de Pierre Gattaz, le président du Medef, de voir créer un salaire inférieur au SMIC, de façon « transitoire ». Fin mai, l’Europe y est aussi allée de son couplet à l’occasion de la présentation par la Commission des recommandations économiques aux Etats membres dans le cadre du semestre européen : elle regrettait que les dérogations au salaire minimum soient « peu nombreuses » dans l’Hexagone.
Le sujet est explosif, puisque les dernières tentatives pour instaurer des exceptions dans le SMIC à la française se sont soldées par des échecs. En 1993, Edouard Balladur instaure un Contrat d’insertion professionnelle (CIP), un CDD rémunéré à 80% du SMIC pour les moins de 26 ans détenteurs d’un diplôme jusqu’à Bac+3. Dès mars 1994, il est contraint de le retirer sous la pression de la rue. L’histoire se répète en 2006, lorsque Dominique de Villepin crée le Contrat première embauche (CPE), réservé aux moins de 26 ans, rapidement enterré par les manifestations étudiantes et lycéennes. Remettre en cause le salaire minimum ou introduire des exceptions dans son dispositif est donc l’un des grands tabous français. A tort ou à raison ?
Le SMIC à la française…
Mais d’abord, en quoi consiste, au juste, le « SMIC à la française » ? C’est l’héritier du SMIG, le Salaire minimum interprofessionnel garanti, créé en 1950 pour lutter contre la pauvreté et relancer une consommation handicapée par une forte inflation. En 1970, le SMIG laisse place au Salaire minimum interprofessionnel de croissance, le SMIC : la bataille pour la croissance succède à la lutte contre la pauvreté. A l’époque, dans une économie pas encore tout à fait ouverte, l’œuvre de Keynes fait partie des livres de chevet des membres du gouvernement. Le but du nouveau dispositif était en effet de combler l’écart avec le salaire moyen et de mieux répartir la richesse entre le capitaliste et l’ouvrier dans une économie très industrialisée.
Héritier de cette histoire, le SMIC s’applique aujourd’hui à tous les salariés, quel que soit leur métier et l’endroit où ils travaillent. En 2014, le salaire minimum horaire est de 9,53 euros, et 1445,38 euros mensuel sur la base des 35 heures hebdomadaires, ce qui en fait l’un des plus élevés de l’OCDE. N’allez pas croire qu’il soit aisé de vivre avec un SMIC, mais il représente tout de même 65% du salaire médian. En empêchant la fixation de salaires socialement insuffisants, il participe à la protection des salariés et à la lutte contre l’inégalité et la pauvreté. 3,1 millions de personnes sont rémunérées au SMIC, dont 1,9 millions dans les entreprises du secteur privé. Depuis 2013, sa revalorisation annuelle est fondée sur des critères prenant en compte les dépenses de consommation des salariés à faible revenu. Depuis 2008, un groupe d’experts est chargé d’éclairer le gouvernement avant chaque revalorisation annuelle, notamment quant à la pertinence d’un « coup de pouce », auquel il s’est toujours opposé. Si l’inflation excède 2%, la revalorisation est automatique.
… Coupable du chômage des jeunes ?
Voilà pour les présentations. Mais de quoi le SMIC est-il accusé exactement ? Avant tout d’être une barrière à l’emploi pour les travailleurs peu qualifiés et les jeunes, dont les compétences et expériences ne vaudraient pas les 9,53 euros de l’heure que les entreprises devraient débourser pour les faire travailler. Or, ce sont les populations les plus touchées par le chômage. Le taux de chômage des moins de 25 ans est ainsi de 23%, et selon l’enquête Emploi de l’INSEE, les professions au niveau du SMIC souffrent d’un chômage très élevé – 12% dans les services à la personne, 16% pour les employés du commerce, 18% pour les ouvriers de l’artisanat. Le taux de chômage des ouvriers non qualifiés est de 20,4% et celui des ouvriers de 14%, contre 3,7% pour les cadres. Dans une tribune publiée par le journal Les Echos en avril, les économistes Augustin Landier et David Thesmar calculent « qu’au-dessus d’1,3 SMIC, le marché du travail français est au plein-emploi ». En clair, à 13 euros de l’heure, le taux de chômage tombe en-dessous de 5%. Pour ces économistes, respectivement professeurs à la Toulouse School of Economics et à HEC, le SMIC « rejette en dehors de la vie économique une large fraction de (la) population active ». Selon eux, c’est d’autant plus criant que « l’économie moderne ne produit plus les emplois non qualifiés relativement bien payés que l’industrie était capable de générer dans les années 1960 ». Le remède ? « Soit des charges patronales nettement plus faibles, soit un SMIC plus bas », afin de libérer un gisement d’emplois inexploités – car non rentables avec un SMIC à ce niveau – dans les services, en particulier les services à la personne. Selon eux, l’Etat « doit réaliser que sa mission principale est de réintégrer les peu qualifiés dans le monde du travail, en combinant gel durable du SMIC et renforcement du RSA ».
Le groupe d’experts sur le SMIC ne dit pas autre chose. Dans son rapport de décembre 2013 il soulignait, outre un écrasement de la pyramide des salaires et une baisse de la compétitivité des entreprises, le risque « qu’une hausse du SMIC ne se traduise in fine par une baisse de l’emploi ». Même des économistes étiquetés à gauche transgressent le tabou. Dans Changer de modèle (Odile Jacob), Elie Cohen, Philippe Aghion et Gilbert Cette appellent à la réforme d’un salaire minimum qu’ils jugent « trop élevé » et « inefficace pour réduire la pauvreté ». Une réforme qui impliquerait de mettre fin à la politique des coups de pouce, à régionaliser le SMIC pour tenir compte des différences dans le coût de la vie – un smicard ne vit pas de la même manière à Paris et en province –, et à mettre en place des dispositifs d’accompagnement pour les jeunes non qualifiés et les chômeurs de longue durée.
Dans ce contexte, les baisses de charges pour les employeurs sur les bas salaires, pratiquées depuis des années, sonnent comme autant d’aveux de faiblesse. En avril, Elie Cohen expliquait ainsi à l’IFRAP que « tous les gouvernements pratiquent la même politique : une baisse massive de charges au voisinage du Smic, ce qui signifie que l’emploi non qualifié doit être subventionné à hauteur de 22 milliards aujourd’hui et de 27 demain pour être solvabilisé ». Le SMIC participerait donc de la « préférence française pour le chômage », évoqué par la Fondation Saint-Simon dès les années 1990. En clair, l’Hexagone préférerait maintenir une rémunération confortable pour les personnes en emploi, mais un chômage élevé, plutôt que des rémunérations plus modérées avec un chômage faible.
Mais garant de l’égalité
Face aux tenants de la réforme ou de l’abaissement du SMIC, des voix se sont rapidement fait entendre. Peu après la proposition de Pierre Gattaz, son prédécesseur à la tête du Medef, Laurence Parisot, s’est fendue d’un tweet assassin le 15 avril : « Proposer un salaire en-dessous du SMIC s’apparente à une logique esclavagiste ». Et dès le 5 avril, en réponse à la sortie de François Lamy sur les « petits boulots », elle avait fait valoir le risque de « rupture d’égalité » entre les jeunes et le reste de la population.
Justement, la ministre de la Jeunesse, Najat Vallaud-Belkacem, a estimé dans une interview aux Echos début juin que la solution au chômage des jeunes ne réside pas dans la création d’un « sous-statut et un sous-salaire ». Selon elle, « le SMIC n’est pas le principal obstacle à l’emploi des jeunes ».
Certains économistes s’opposent à une baisse du SMIC. C’est par exemple le cas d’Henri Sterdyniak, directeur du département économie de la mondialisation de l’OFCE, qui fait valoir que cela freinerait la consommation et aurait un effet déflationniste. Dans une tribune au Monde début avril, Philippe Askenazy, directeur de recherche au CNRS et membre du collectif des Economistes Atterrés, fait valoir qu’il est difficile d’estimer l’ampleur de l’arbitrage emploi/salaire minimum, et « qu’un salaire minimum jeune n’empêche pas le chômage des jeunes ». De fait, au Royaume-Uni, où un tel salaire existe pour les moins de 22 ans, le Bureau international du travail dénombre plus de jeunes sans emploi qu’en France. Selon Philippe Askenazy, ce modèle « sous-productif » et « sous-payé » dessert finalement les employeurs, qui peinent à trouver une main-d’œuvre à la hauteur de leurs besoins : « A quoi bon investir, former, si on peut employer à bas prix ? » Surtout, il force les étudiants à multiplier les heures de travail pour payer des études dont ils se détournent vite. Résultat, Philippe Askenazy rapporte que « les employeurs britanniques ne cessent de se plaindre de la faible qualité de la main-d’œuvre, obstacle à la compétitivité et à la croissance ».
Déjà des exceptions
L’une des critiques les plus courantes à l’encontre du SMIC est sa prétendue universalité et sa rigidité. La réalité est plus complexe, car de nombreuses exceptions au salaire minimum existent déjà, dont la plupart concernent les jeunes. Par exemple, les entreprises françaises font un usage immodéré des stagiaires – environ 1,5 millions par an –, que la loi oblige à rémunérer au minimum 30% du SMIC s’ils restent au moins deux mois dans l’entreprise. Pour les jeunes de 16 à 25 ans, le Service civique, mis en place en 2010, est indemnisé 573 euros par mois et ne dépend pas du Code du travail. Le gouvernement a fixé l’objectif de 100000 jeunes en service civique par an. L’apprentissage est une autre exception au SMIC, puisque la rémunération d’un apprenti dépend de son âge et de son ancienneté dans l’entreprise : de 25% du SMIC pour un mineur la première année, à 78% pour un jeune de 21 ans et plus la troisième année. En 2013, 415000 apprentis faisaient leurs gammes dans les entreprises françaises. Aux marges du salariat, les auto-entrepreneurs ne peuvent que rêver d’un salaire minimum : 90% d’entre eux gagnent moins que le SMIC. Tout cela fait dire à Philippe Askenazy qu’au « total, près de 3% des salariés à temps plein du secteur privé sont payés au-dessous du SMIC ».
Article réalisé par Aymeric Marolleau