Le principe de précaution

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Nombreux sont ceux qui accusent le principe de précaution, introduit dans la Constitution en 2005, de freiner pêle-mêle l’activité économique, l’innovation, voire le progrès. Mais si l’abus de réglementations venait plutôt d’un manque de dialogue et de pédagogie, auprès d’une opinion publique encore échaudée par les affaires sanitaires des dernières décennies ? Et pourquoi ne pas en faire un avantage compétitif ?

En février 2005, Jacques Chirac introduisait le principe de précaution dans la Constitution. A l’époque, ce choix présidentiel avait secoué la France de débats passionnés entre ses adversaires et ses partisans. Dix ans plus tard, la hache de guerre n’est toujours pas enterrée et les deux camps continuent de s’écharper à intervalles réguliers à coups de colloques, de livres et de tribunes médiatiques. Ses opposants se recrutent dans de nombreuses sphères : intellectuels, chefs d’entreprise, politiques… De grands lobbies, comme le nucléaire, les biotechnologies – en particulier les partisans des OGM –, les laboratoires pharmaceutiques, les producteurs d’énergie avec le gaz de schiste, ou encore l’industrie balbutiante des nanotechnologies, sont vent-debout contre lui. Comment expliquer un tel rejet   Et qu’en pensent les entrepreneurs ?

Qui en veut au principe de précaution ?

Une rapide revue de presse suffit à vérifier le malaise tenace autour du principe introduit dans la Constitution. On ne compte plus le nombre d’évènements organisés pour en faire le procès. En 2012, le MEDEF Rhône-Alpes organisait, à l’occasion de ses journées de l’économie, un débat sur le thème « Faut-il en finir avec le principe de précaution ? ». En août dernier, le SYNNOV (Syndicat de l’innovation) et l’entreprise OSMOS organisaient une table ronde sur le thème « Principe de précaution, levier ou frein à l’innovation ». En mai, c’est l’organisation patronale Ethic qui organisera un colloque sur le sujet.

Il existe aussi une littérature abondante. Pas encore de quoi remplir la BnF, mais tout de même. Quelques exemples : La peur est au-dessus de nos moyens, Pour en finir avec le principe de précaution (éditions Plon), de l’économiste de la santé Jean de Kervasdoué ; Aux risques d’innover : Les entreprises face au principe de précaution (éditions Autrement, 2009), du philosophe et ancien penseur du Medef François Ewald ; L’inquiétant principe de précaution (PUF, 2014), de Gérald Bronner.

Un frein à l’innovation et au progrès ?

Pour les opposants au principe de précaution, il serait notamment nuisible à l’esprit d’entreprise. Ainsi, selon David Layani, fondateur du groupe Onepoint, « Le principe de précaution tel qu’il s’est imposé aujourd’hui nous ralentit collectivement. Son existence constitutionnelle nourrit souvent des débats qui stigmatisent les innovations et les prises de risque des entreprises. Entre le bon sens de son fondement et les excès de son interprétation, il s’est installé dans l’esprit des chefs d’entreprise comme un risque supplémentaire dans leurs prises de décisions. » Le principe de précaution aurait aussi détourné bien des Français du risque : « En gagnant progressivement toute la société, il a endommagé notre capacité collective à accepter et appréhender le risque. Notre préférence collective tend à une existence aseptisée. Nous apprenons à fuir le risque, à l’encadrer juridiquement, plutôt qu’à apprendre à le calculer et l’affronter avec agilité », considère David Layani.

En 2012, le président du MEDEF Rhône-Alpes Bernard Gaud accusait avec fougue le principe de précaution de nuire à l’innovation : « Les postures idéologiques sur le principe de précaution et l’instrumentalisation de la peur faussent le débat et annihilent de facto tout progrès technique et toute capacité d’innovation dans notre pays. Il faut nécessairement réintroduire de la science dans nos décisions, sous peine de revenir au Moyen Âge ! » Michel Ginestet, président de Pfizer France, se montre plus mesuré : « Dans le domaine du médicament, s’il est mal interprété et appliqué de manière excessive, le principe de précaution est un frein à l’innovation. Par exemple, oublier que tout médicament a des effets secondaires risque d’empêcher la recherche et le développement en la matière. Mais dans ce domaine sensible qu’est la santé, il faut bien sûr de l’encadrement et des procédures qui garantissent la qualité des produits et la sécurité des patients. Plutôt que de nier les risques propres aux médicaments, nous les suivons en permanence. »

A l’occasion d’une table ronde du SYNNOV, l’avocate Anne Bourdu, vice-président du Parti Libéral Démocrate, pointait les aspects juridiques négatifs du principe de précaution. Selon elle, il participerait à l’existence des 400000 normes que compte la France et serait source d’insécurité juridique.

 

Un principe d’innovation ?

Pour contrecarrer le principe de précaution, ses opposants ont imaginé poser face à lui un « principe d’innovation », supposé relancer la machine du progrès dans notre pays. Plusieurs incursions législatives ont déjà été tentées. Par exemple en mai 2014, par le sénateur UMP de la Manche Jean Bizet. Son texte de loi, adopté en première lecture par le Sénat, visait à inscrire le principe d’innovation au même niveau que le principe de précaution, pour en faire un levier au progrès technologique, plutôt qu’un frein. En novembre 2014, c’est le député Eric Woerth qui déposait une loi constitutionnelle pour instaurer un « principe d’innovation responsable » dans la Charte de l’environnement.

A l’occasion d’une conférence sur le principe de précaution, Maryse Deguergue, professeur de droit à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, se prononçait contre l’inscription d’un principe d’innovation dans la Constitution : « Il existe déjà dans notre droit la liberté d’entreprendre et la liberté de recherche, veillons d’abord à leur bonne application avant de vouloir ajouter du droit au droit ».

 

Crise de confiance

La Fabrique de l’industrie, think tank indépendant présidé par Louis Gallois, a publié en 2014 une note, intitulée « Précaution et compétitivité : deux exigences compatibles ? ». De son analyse de l’impact du principe de précaution sur la compétitivité, elle déduit que « davantage que l’usage juridique de ce principe, c’est son invocation abusive par des groupes qui contestent certaines technologies, nouvelles ou non, ou son application maladroite qui peuvent être source de perturbations pour les entreprises. »

Le souci viendrait avant tout d’un manque de confiance et de dialogue, puisque des auditions de son groupe de travail, il est ressorti que « le problème venait moins du principe de précaution lui-même que d’une exigence de sécurité de plus en plus affirmée des consommateurs ou des citoyens ainsi que d’une perte de confiance envers les institutions chargées d’assurer leur protection ». Une perte de confiance qui s’expliquerait par les scandales sanitaires qui ont frappé la France ces dernières décennies, de l’amiante au Mediator, en passant par la crise de la vache folle (voir encadré). Et le lobbying de certains industriels à l’encontre du principe de précaution, parfois excessif, ne semble pas de nature à rassurer l’opinion. « Notre espèce est arrivée à un stade où elle est capable de s’autodétruire. Le principe de précaution est l’une des règles qui évitent que la recherche du profit nuise à la santé des populations », rappelle l’économiste Julien Bayou, porte-parole d’Europe Ecologie-Les Verts. Pour lui, « les attaques au principe de précaution sont des attaques déguisées au droit de l’environnement ».

 

La loi et l’esprit de la loi

Au final, quelles ont été les conséquences de l’introduction du principe de précaution dans la Constitution ? Du point de vue du droit, il n’a pas fait de grands dégâts dans l’énergie innovante du pays, puisqu’aucune loi n’a été déclarée inconstitutionnelle sur la base du principe de précaution. Et la Fabrique de l’industrie pointe que « son invocation par la jurisprudence reste prudente et limitée ». Mais le même think tank regrette qu’il soit « souvent évoqué à mauvais escient, soit par des groupes militants souhaitant s’opposer à l’usage d’une technologie ou d’un produit, soit par des décideurs politiques et administratifs désireux de se protéger contre toute mise en cause. Ce n’est pas le principe de précaution au sens juridique du terme, mais l’inquiétude exprimée par des citoyens ou des consommateurs devant certaines technologies et l’écho médiatique de cette inquiétude dans le grand public qui poussent les politiques ou l’administration à produire des règles qui sont pour les industriels une source de contraintes et de coûts. » Ainsi, pour le think tank, c’est l’inquiétude du public qui serait responsable d’une accumulation de règles contraignantes pour les individus et l’activité économique, et coûteuses pour les entreprises.

Pour autant, la France ferait-elle figure d’exception, comme l’assurent nombre d’opposants au principe de précaution ? Certes, la tolérance aux OGM y est très limitée, mais elle est plutôt tolérante sur le nucléaire, le tabac ou les particules diesel. La comparaison avec l’Allemagne montre que même un pays pourtant soucieux de la compétitivité de son industrie a décidé de sortir du nucléaire.

 

Avantage compétitif

Les entreprises peuvent-elles tourner à leur avantage les exigences de précaution du public ? Oui, répond La Fabrique de l’industrie : « Certains industriels ont développé divers dispositifs de dialogues qui leur permettent de mieux prendre en compte les préoccupations de leurs interlocuteurs, de montrer leur maîtrise des risques et de restaurer la confiance des parties prenantes ». A l’instar du groupe Fives, spécialisé dans l’ingénierie industrielle, qui a organisé pour son bicentenaire une « Conférence des citoyens », afin d’associer le grand public à la réflexion sur l’avenir de l’industrie en France. Ou encore BASF, qui a mis en place un groupe de dialogue autour des nanomatériaux, pour inviter toutes ses parties prenantes à s’exprimer.

Mieux encore, selon la note de la Fabrique de l’industrie, « l’exigence de la société de voir réduire les risques liés à la production et à la consommation peut aussi être une source d’innovation et conférer un avantage compétitif aux entreprises qui y répondent mieux que leurs concurrentes. Une réglementation exigeante peut même parfois évincer des concurrents moins crédibles ». C’est ainsi que l’entreprise DuPont a milité pour la signature du protocole de Montréal, qui imposait le remplacement des gaz et aérosols contenant des chlorofluorocarbones (CFC), car elle produisait justement des fluides frigorigènes capables de les remplacer. « Dans de nouvelles industries, comme le recyclage ou la voiture électrique, des gains de productivité considérables peuvent être trouvés, bien plus que dans les technologies matures du siècle dernier », assure Julien Bayou. Ou quand le principe de précaution devient une opportunité.

 

Aymeric Marolleau

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