Le débat sur Peeple, la notation des gens en ligne

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Après les hôtels, les restos, les films, pourquoi ne pas noter les gens de votre entourage ? En surfant sur ce concept sulfureux, l’application Peeple a remporté le titre de “réseau social le plus détesté de l’année” d’après The Guardian. Si bien que les deux fondatrices de l’appli ont dû faire marche arrière avant tout lancement ! Une telle indignation était-elle justifiée ? Réponses d’un expert en réseaux sociaux et d’une avocate spécialiste du numérique, aux avis 100% opposés.

Romain Rissoan, consultant spécialiste des réseaux sociaux : “Vérifier les profils et références de l’entourage”

Malgré la levée de boucliers aux Etats-Unis, en Angleterre et en France, contre l’application Peeple permettant de noter tous les gens que vous connaissez, Romain Rissoan, consultant spécialiste des réseaux sociaux, refuse de hurler avec les loups. « En son temps, Facebook aussi a joué la provocation en s’accaparant l’identité de chacun, en divulguant des photos ou vidéos relatives à la vie privée, en complexifiant la suppression de comptes de personnes décédées, etc. Mais s’est-on pour autant offusqué ? », questionne l’auteur du livre “Les réseaux sociaux : Facebook, Twitter, LinkedIn, Viadeo – Comprendre et maîtriser ces nouveaux outils de communication” (Broché, 2011). Pour l’expert, le lancement de Peeple reflète « la nécessité pour les réseaux sociaux de se distinguer dans un marché généraliste saturé ». La création par exemple de Whisper qui joue sur l’anonymat des utilisateurs ou Snapchat surfant sur le credo technique en témoigne, même si de tels concepts doivent encore faire leurs preuves. « C’est pourquoi le meilleur avantage compétitif pour gagner de l’argent reste encore de jouer la surenchère ! » Si l’auteur reconnaît qu’il « n’aimerait pas, dans l’absolu, être (mal) noté par ses pairs sur la Toile », il n’en considère pas moins que « de telles évaluations doivent faire partie du jeu ». Et d’expliquer : « Les réseaux sociaux offrent la possibilité à tout un chacun de faire valoir, et même vendre, une identité plus ou moins fidèle d’eux-mêmes sur Internet. Quoi de plus normal donc que de pouvoir juger in fine tel ou tel profil, a fortiori quand il s’agit de professionnels ou de freelance ? »

Des arguments que les deux créatrices de l’application, la Canadienne Julia Cordray et l’Américaine Nicole McCullough, ont précisément repris à leur compte pour défendre Peeple : « En permettant d’évaluer les gens sur une échelle de cinq étoiles, et ce, dans trois catégories, « personnel », « professionnel », « amoureux », l’application nous permet de mieux choisir qui nous embauchons, avec qui nous travaillons, sortons, devenons voisins, colocataires, etc. Il y a une infinité de raisons pour lesquelles nous voudrions pouvoir vérifier les références des gens qui nous entourent. » Force est de constater que ces arguments n’ont pas suffi à convaincre… Face au tollé suscité par Peeple –  40000 tweets énervés, des groupes Facebook hostiles spécialement constitués, insultes et mêmes menaces de mort… – les deux créatrices n’ont eu d’autre choix que de calmer les esprits en vidant de sa substance l’application telle qu’elle était pensée à l’origine, en ne permettant plus aux utilisateurs d’émettre des commentaires négatifs ou de juger des personnes non inscrites sur la plateforme. Sortie en novembre dernier, Peeple va-t-elle ainsi rejoindre la liste des plateformes de notation contestées – et oubliées – comme Note2be qui, en 2008 déjà, avait déclenché la polémique en permettant d’évaluer les professeurs ? « Quel que soit le sort réservé à Peeple, les créatrices peuvent au moins se targuer d’une chose : d’avoir crée le buzz ! », conclut Romain Rissoan.

 

Christiane Féral-Schuhl, avocate spécialiste des nouvelles technologies : “Une appli qui enfreint la loi”

Christiane Féral-Schuhl, avocate spécialiste des nouvelles technologies, ne laisse planer aucun doute : « La version originelle de l’application Peeple enfreint plusieurs principes de la loi Informatique et Libertés de 1978 ». Et pour cause : la collecte et le traitement des données à caractère personnel doivent être effectués « de façon licite et loyale, pour une finalité déterminée, explicite et légitime », comme le rappelle l’avocate. Or, si le projet initial de Peeple nécessitait de détenir un compte Facebook pour y publier du contenu en son nom, il était possible pour les utilisateurs de noter et de commenter d’autres internautes… même ceux non inscrits sur la plateforme, à condition de renseigner leur numéro de téléphone ! Ceux-ci devaient recevoir un SMS leur indiquant qu’ils avaient reçu un commentaire – mais n’avaient aucune possibilité de l’effacer. « Aussi, la condition de loyauté de la collecte n’est pas remplie lorsque des données “identifiantes” sont collectées à l’insu des personnes notées », indique cette ex-bâtonnière du barreau de Paris, deuxième femme en France à occuper un tel poste, en 2012 et 2013. Car en effet, la directive européenne de 1995 exige que la personne concernée ait donné son consentement. « Par ailleurs, toute personne dispose d’un droit d’accès, de rectification et d’opposition aux informations la concernant. Or faute d’être informée, comment exercer un tel droit ? »

Pour l’avocate, « l’application Peeple n’est donc en rien comparable à d’autres sites tels qu’Airbnb où le logeur et le logé peuvent certes se noter mutuellement, mais tout en ayant accepté en amont la règle du jeu, ne serait-ce qu’en ouvrant un compte sur le site ». On l’aura compris, si les commentaires sur Tripadvisor, Booking et même Airbnb s’avèrent légitimes au regard de la loi, « tel n’est pas le cas pour certains sites de notation sur, les policiers, les médecins…», poursuit l’avocate en rappelant qu’en 2008, le site de notation de professeurs Note2be avait d’ailleurs été fermé, la Cnil considérant qu’il portait atteinte à la vie privée des enseignants. Mais quid des recours possibles pour la personne dont la réputation est atteinte par des commentaires négatifs ? « De tels commentaires peuvent constituer des propos diffamatoires. Par ailleurs, la responsabilité civile du responsable d’un site de notation peut être engagée. » Pour cette co-présidente de la commission parlementaire de réflexion sur les droits et libertés à l’âge du numérique, « de telles expériences montrent combien il est primordial que le citoyen prenne conscience de l’importance de ses données personnelles et de son identité virtuelle afin de mieux les protéger ». Dans son rapport, remis en octobre dernier à Claude Bartolone, la commission a d’ailleurs formulé une recommandation qui retient l’attention : « Inscrire dans la Constitution le droit au respect de la vie privée et l’exigence de protection des données à caractère personnel ». Affaire à suivre…

Charles Cohen

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