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Du Brésil au Japon, en passant par le Royaume-Uni et la France, retour sur une dynamique mondiale qui entend relativiser la toute-puissance du PIB…

Faire rimer économie avec bonheur, voilà qui n’a rien d’évident en ces temps de crise. Pourtant, la tentation de développer de nouveaux indicateurs de richesse, bien au-delà du PIB, semble, petit à petit, faire son chemin. Pionnier d’un telle démarche, le Bouthan a forgé sa renommée mondiale en créant, dans les années 70, le Bonheur National Brut (BNB), qu’il mesurait via des dizaines de critères, des objectifs clés autres que la croissance économique : la sauvegarde de la culture et de l’environnement, la santé mentale, la bonne gouvernance, etc. Si la crise mondiale actuelle – loin d’avoir épargné le « pays du bonheur » -, est venue à bout, en 2013, de cet indice national de bien être, l’initiative a fait son chemin à l’étranger en attirant l’attention des plus grands économistes. A l’instar du Prix Nobel d’économie, Amartya Sen, pour qui la crise est une occasion de repenser les notions de progrès et de bonheur. Il a ainsi déclaré que le PIB était très limité : « utilisé seul, c’est un désastre. Les indicateurs de production de marchandises ne disent pas grand-chose du bien-être, qui dépend de l’organisation de la société ».
Haro sur l’homo economicus !
Poursuivant de tels travaux, le créateur du micro-crédit Muhammad Yunus ou le neuroéconomiste Ernst Fehr ont mis en avant l’importance de critères non rationnels et désinteressés dans les prises de décision économiques, et ce en partant du postulat suivant : « les choix des individus ne sont pas juste guidés par leur seul intérêt personnel, mais par des considérations éthiques, environnementales ou sociales », explique Claudia Senik, professeure à l’université Paris-Sorbonne et à l’École d’économie de Paris, et auteure du livre l’Economie du Bonheur (Seuil-La République des idées, 2014). Cette branche récente de l’économie, en plein essor depuis les années 1990, entend ainsi mettre à mal les standards économiques traditionnels reposant sur la toute puissance de “l’homo economicus”.
Depuis lors, le mouvement en faveur de l’économie du bonheur n’a cessé de prendre de l’ampleur, même parmi les décideurs politiques. « Outre le Bhoutan et le Costa-Rica, connu pour être le pays le plus « vert » au monde, les gouvernements du Brésil et du Japon ont maintenant pris des mesures afin d’inclure le bonheur national brut dans leur agenda politique national. L’état d’Alberta au Canada a, lui aussi, instauré un ‘index canadien du bien-être’, qu’il a ensuite mesuré », rappelle Matthieu Ricard, moine bouddhiste et auteur du livre Vers une société altruiste (éd. Allary, 2015). Plus encore, l’ONU a instauré, depuis 2012, la journée internationale du bonheur fixée le 20 mars. Son objectif : « promouvoir ce sentiment de plénitude comme un but universel pour tous », commente Nassir Abdullaziz Al Nasser, président de l’Assemblée Générale des Nations Unies pour la 66ème session, à l’initiative d’une telle journée.
Le bonheur : kézaco ?
Si une telle démarche a de quoi séduire, elle se heurte dans les faits à un hiatus de taille : comment mesurer une chose aussi impalpable et subjective que le bonheur ? « En effet, il n’existe pas de définition consensuelle du bonheur ni même d’indicateur objectif pour le mesurer, rappelle Mickaël Mangot, économiste et enseignant à l’Essec, auteur de Heureux comme Crésus ? Leçons inattendues d’économie du bonheur (Eyrolles, 2014). C’est pourquoi l’économie du bonheur s’évertue à replacer l’individu, ses émotions et ses propres déclarations sur son degré de satisfaction au cœur de l’analyse ». Et ce, en observant le bien-être subjectif des individus tel qu’il est déclaré dans les enquêtes. « Pour comprendre ce qui rend ou non les gens heureux, il faut tout d’abord leur demander ! », résume Mickaël Mangot. Différents déterminants économiques (revenus, situation professionnelle…) ou non-économiques (santé, situation matrimoniale…) vont alors pouvoir influencer trois grandes dimensions du bonheur : le bien être émotionnel, évalué au travers de la capture des émotions positives et négatives de l’individu, le bien être psychologique (sentiment d’épanouissement, de réalisation de soi…), et enfin, l’évaluation de la vie, la dimension la plus couramment étudiée en économie du bonheur. Cette dernière traduit une analyse à froid, par les sondés, du niveau de satisfaction de leur propre existence, « et ce, au travers de questionnaires d’évaluation comme l’ “échelle de Cantril” qui permet à chaque sondé de noter de 0 à 10 la qualité de sa vie », indique l’économiste.
La Suisse, pays le plus heureux
Sur ce créneau surfe un nombre croissant d’enquêtes d’opinion, constituant ainsi les matériaux phare de l’économie du bonheur. C’est le cas de l’enquête sociale européenne ou de la “World Values Survey” qui intègrent toutes les deux des questions sur le bien être subjectif. Idem pour l’enquête annuelle sur les conditions de vie des ménages réalisée par l’Insee, qui prévoit désormais des questions sur le bonheur. Certaines enquêtes sont même 100 % dédiées à une telle thématique, à l’instar de celles de l’institut américain Gallup (classement mondial de l’optimisme, rapport sur la qualité de vie dans le monde, etc.), ou encore le World Happiness Report crée par l’ONU en 2012. Ce rapport annuel, qui mesure le bien être des individus, pays par pays, a publié en avril sa dernière édition. Résultat : le pays le plus heureux du monde n’est autre que… la Suisse, suivie de près par les pays d’Europe du nord (Islande, Danemark, Norvège) et le Canada. La France n’arrive, elle, qu’à la 29ème place ! « Dans les enquêtes sur le bonheur, les Français ne sont souvent pas très bien placés, analyse Claudia Senik ; ce moindre bonheur français va de pair avec un fort pessimisme et une projection malaisée vers l’avenir ». Les pays les moins heureux ? D’abord des nations africaines : le Togo, le Bénin ou encore le Rwanda. Faut-il en conclure que le niveau de vie élevé reste le gage de bonheur ? « En effet, le développement économique favorise le bonheur de tous, confirme Claudia Senik, car lorsqu’on prend la photo d’un pays ou d’une époque, un revenu plus élevé est toujours et partout associé à un bonheur plus important ». Si le niveau de bonheur moyen d’un pays augmente avec le revenu par habitant, la relation n’est toutefois pas linéaire : « quand on sort de la pauvreté, le bonheur croît très vite, ensuite, la progression se ralentit. Cette relation entre revenu et bonheur est très standard : en matière de consommation, il y a toujours une sorte de prime à la nouveauté », développe la chercheuse.
Paradoxe d’Easterlin
Cependant, le bonheur n’est pas corrélé dans le temps à la hausse du niveau de vie, loin s’en faut. Découverte fondamentale de l’économie du bonheur, baptisée “paradoxe d’Easterlin” : la proportion d’Américains se déclarant très heureux en 1970 n’est pas plus élevée qu’en 1942, malgré un niveau de vie moyen deux fois plus élevé. Un argument de poids pour les adeptes de la décroissance ? « Pas vraiment, répond Claudia Senik, la mesure du bonheur n’est pas absolue ; ce ne sont pas des kilos ou des euros. Le bonheur déclaré par les gens est toujours relatif à un contexte, à une époque, à un ensemble des possibles. Un 7 sur 10 de satisfaction en 1940 n’est pas équivalent à la même «note» en 2010 ». Et celle-ci d’ajouter : « l’économie du bonheur n’est pas une science exacte, nous travaillons sur des enquêtes basées sur le déclaratif, dont les résultats doivent être interprétés avec précaution ». C’est la preuve qu’une telle mesure n’a de pertinence que « si elle intervient en complément des indicateurs classiques, tels que le PIB, et certainement pas en se substituant à eux ! », lance Gilles Dufraisse, consultant à la Fabrique Spinoza, unique think tank français dédié à l’économie du bonheur. Plutôt que de chercher à piloter directement le sentiment de bonheur des citoyens, Mickaël Mangot recommande ainsi aux décideurs publics d’améliorer « les éléments objectifs ayant un impact avéré sur celui-ci, comme le revenu, la santé ou l’éducation qui sont évalués par des indicateurs spécifiques ou plus synthétiques à l’instar de l’IDH, l’indice de développement humain ». C’est d’ailleurs pourquoi le World Happiness Report ne prend pas juste en compte, dans sa méthodologie, des critères relatifs au bien être subjectif – la confiance (perception d’une absence de corruption), le soutien social (avoir quelqu’un sur qui compter), le sentiment de liberté, la générosité…, – mais aussi des critères plus objectifs comme le PIB par habitant.
Politiques plus efficaces
Mais alors quid de la plus-value réelle apportée par l’économie du bonheur en matière de politique publique ? « Au-delà des indicateurs classiques, les mesures du bonheur permettent à un gouvernement de vérifier que les orientations prises vont dans la bonne direction. Les citoyens sont-ils contents de leur environnement, de leur salaire, du degré de démocratie dans leur pays ? Passer par le subjectif permet de rendre la parole aux individus », poursuit Claudia Senik. Et de mener, in fine, des politiques publiques plus adaptées. « Alors que la plupart des orientations politiques sont encore prises à l’aune du strict PIB, l’économie du bonheur pousse ainsi les Etats à prendre en compte ce type de données subjectives pour mener à bien des politiques nationales en vue d’un développement durable favorisant le bien-être collectif », complète Gilles Dufraisse. Plus encore, une telle approche de l’économie démontre, à travers moult exemples concrets, le succès des gouvernements qui incluent le bonheur dans l’équation. Par exemple, le Royaume-Uni, très avancé sur le sujet, est arrivé à la conclusion que la «ruralité», et les «espaces verts» étaient des facteurs clés du bonheur, ce qui influence aujourd’hui ses politiques. « Depuis une bonne quinzaine d’années, et plus particulièrement avec l’arrivée de David Cameron au pouvoir, en 2010, l’économie du bonheur est prise très au sérieux outre-Manche, rappelle Andrew Clark, économiste au CNRS et à l’école d’économie de Paris ; ainsi pour chaque grande politique publique élaborée, une unité évalue désormais en amont l’impact desdites mesures sur le bien-être de la population ». Plus encore, l’ONS, l’Office for National Statistics, intègre depuis quelques années déjà quatre questions sur le bonheur, dont une sur la satisfaction de la vie, dans son enquête générale annuelle “Integrated Household Survey”.
Rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi
Le point d’orgue d’une telle démarche : la publication, en 2012, d’un rapport sur le bien-être de la population commandé par le Premier ministre. Celui-ci avait alors commenté : « À ceux qui disent que tout cela ressemble à une distraction par rapport à la gravité des affaires du gouvernement, je dirais que rechercher ce qui améliore vraiment la vie des citoyens et œuvrer en ce sens constitue, en vérité, les affaires importantes d’un gouvernement ». Une déclaration coup de poing qui en dit long sur l’engagement des Britanniques en la matière… Quid de la position de la France ? « Longtemps, le pays a été à la traîne sur ces questions, même si une prise de conscience s’est opérée sous la présidence Sarkozy, avec la commande d’un rapport auprès de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi sur la mesure de la performance économique et du progrès social », rappelle Gilles Dufraisse. Un rapport qui a conduit, in fine, à la création en 2011 du Better Life Index par l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique). Cet indicateur du vivre mieux permet de comparer le niveau de bonheur par pays au moyen de 11 thèmes considérés comme essentiels au bien-être. Dernière grande initiative de l’Hexagone : le projet de loi voté en avril dernier, et porté par la députée écologiste Eva Sas, visant à la prise en compte de 10 nouveaux indicateurs de richesse dans la définition des politiques publiques. Et ce, en intégrant à la loi de finances un tableau de bord complétant le PIB. Pour trouver les fameux indicateurs, une consultation publique a été organisée en mai et juin par France Stratégie. Une grande première qui devrait conférer à l’économie du bonheur la place qu’elle mérite dans l’Hexagone.
Charles Cohen