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De plus en plus d’entrepreneurs français veulent montrer qu’on peut créer autrement et pour d’autres finalités. L’entrepreneuriat social, au service de causes de société (insertion, écologie, services à la personne,…) connaît un essor inédit en France depuis une dizaine d’années.

Une entreprise d’insertion de femmes immigrées par un commerce de restauration exotique, lancée par deux jeunes diplômées d’école de commerce (Pachas Mamas) ; une association qui recycle les déchets industriels en les revendant à bas prix aux secteurs culturel et artistique (La Réserve des arts) ; une SCOP qui commercialise des produits issus du commerce équitable (Ethiquable). Leur point commun ? Toutes ces initiatives sont des exemples de l’entrepreneuriat social. L’hétérogénéité des statuts, des missions et des hommes n’est pas la moindre des caractéristiques de cette « filière », si on peut l’appeler ainsi. Romain Slitine, co-auteur avec Amandine Barthélémy de Entrepreneuriat social : innover au service de l’intérêt général, la définit ainsi : « Ce sont toutes les entreprises dont la finalité sociale est supérieure ou égale à la finalité économique ». En clair, l’objectif d’une entreprise sociale n’est pas de maximiser le profit de ses actionnaires, mais de résoudre un problème social. Ici l’insertion de personnes en difficulté, là une pollution, ailleurs la malnutrition. Les entreprises sociales se rencontrent dans le recyclage, l’insertion par l’activité économique, les services à la personne, la transition énergétique,… Si le concept existe partout, les enjeux sont bien sûr différents pour le social business des pays en développement et l’entrepreneuriat social des pays occidentaux, où un combat oppose les « anciens » et les « modernes » : pour les premiers, seuls ceux dont les statuts relèvent de l’Economie sociale et solidaire (ESS) – associations, fondations, coopératives, mutuelles – peuvent prétendre en être. Pour les seconds, rien n’empêche les entreprises à statut classique (SARL, EURL, SAS,…) d’y prétendre. D’autant plus, rétorquent-ils aux premiers, que tous les représentants de l’ESS n’ont pas une finalité sociale, à l’instar des clubs de foot ou des groupes coopératifs du secteur bancaire.
Le boom social
Quoi qu’il en soit, tous les acteurs et observateurs du milieu s’accordent à dire que l’entrepreneuriat social a le vent en poupe en France depuis le début des années 2000. Selon le ministère de l’Economie Sociale et Solidaire, l’ESS compte « 2,4 millions de salariés, soit un emploi privé sur huit, dans 200000 structures : associations, coopératives, mutuelles, fondations et entreprises sociales. Ces dix dernières années, le secteur a créé 23% d’emplois nouveaux contre 7% pour l’économie traditionnelle. » Le think tank Convergences 2015 s’est lui attaché à l’évolution du nombre de réseaux d’entrepreneurs sociaux dans le monde. Il en ressort que les premiers sont apparus dans les années 1980, et que le mouvement a passé la vitesse supérieure dans les années 2000, avec quatre à cinq nouveaux réseaux créés chaque année, pour parvenir au chiffre de 65 en juillet 2012.
Faut-il se réjouir, ou au contraire déplorer la forme du secteur ? En temps de crise, les entrepreneurs sociaux ne chôment pas, bien au contraire : leurs « services » ne sont jamais autant prisés et leur « marché » jamais aussi dynamique.
Qui sont les entrepreneurs sociaux, ces individus curieux, ces anomalies du capital, qui renoncent volontairement à l’appât du gain ? Pour Romain Slitine, « de plus en plus de personnes veulent créer une cohérence entre leurs convictions et leur activité professionnelle. L’entrepreneuriat social est une réponse crédible à ce besoin. » Thierry Sibieude, directeur de l’Institut de l’innovation et de l’entrepreneuriat social de l’ESSEC, renchérit : « A l’origine de leur initiative, il y a souvent un événement personnel, ils ont été touchés, eux ou un proche, par la cause qu’ils embrassent. Ils ont aussi une plus grande volonté de transparence que d’autres, avec le sentiment qu’ils doivent rendre compte de ce qu’ils font. Enfin, ils ont l’ambition de faire plus que ce dont les moyens dont ils disposent leur permettraient de faire initialement. »
Un profil qui se retrouve chez des personnes issues de parcours très différents. Romain Slitine observe ainsi que « nombre de travailleurs sociaux passent de l’ESS à l’économie traditionnelle, s’emparant de l’économie comme moyen au service de leurs ambitions sociales. Mais il y a aussi beaucoup d’anciens cadres en entreprise en manque d’engagement. » Force est aussi de constater que l’entrepreneuriat social est un phénomène générationnel, puisque de nombreux jeunes s’y engagent. Depuis la première Chaire créée par l’ESSEC dès 2002, les formations dédiées se sont multipliées. HEC, l’ESCP, des IEP et des universités ont la leur.
Obstacles financiers
Mais bien des obstacles freinent encore le développement du social business dans l’Hexagone. D’abord, Romain Slitine considère qu’il « reste trop méconnu. Trop d’acteurs institutionnels, comme les Chambres de commerce, l’ignorent et n’en font pas la promotion auprès des entrepreneurs qui viennent les consulter. » D’autre part, leur modèle économique, pour le moins atypique, a tendance à faire fuir les investisseurs et à réduire leurs capacités de financement.
« Pour la phase d’amorçage, les entrepreneurs sociaux ne rencontrent pas de grands problèmes, car les dispositifs ne manquent pas, observe Thierry Sibieude. Là où les choses se compliquent, c’est lorsqu’il faut passer la vitesse supérieure et se développer. » Pour la plupart des investisseurs, ces entreprises non lucratives – à ne pas confondre avec non rentables – ne présentent pas grand intérêt. Aucune étude n’a encore dressé l’état des finances de l’entrepreneuriat social, mais avec 2 ou 3% de rentabilité par an, soit juste de quoi assurer leur pérennité, elles ne rentrent pas dans les critères de bien des fonds. Néanmoins, des fonds d’investissement, spécialisés ou non, se penchent de plus en plus sur cet “OVNI” financier, comme le Comptoir de l’innovation, du groupe SOS, qui « finance, accompagne et promeut le développement des entreprises sociales en France et dans le monde ». Et puis, l’entrepreneuriat social peut bien sûr aussi compter sur les fonds d’investissement socialement responsables.
Substitut à l’Etat ?
Pour aider l’entrepreneuriat social dans son développement, l’Etat planche sur une loi. Il faut dire qu’il a tout intérêt à le voir réussir, puisqu’il est source d’emplois non délocalisables et peut alléger le poids des problèmes sociaux qu’il doit gérer.
Dès son élection, François Hollande a fait un pas vers les acteurs du secteur, en créant pour la première fois un ministère de l’Economie sociale et solidaire, porté par Benoît Hamon. Le projet de loi qu’il a présenté en juillet dernier a été plutôt bien accueilli par les intéressés. Il prévoit notamment d’amplifier le financement des structures de l’ESS, en clarifiant le champ de cette dernière pour permettre aux financeurs publics et privés de mieux en identifier les structures et orienter vers elles des outils de financement adaptés. En outre, la Banque publique d’investissement (BPI) doit débloquer 500 millions d’euros pour les entreprises du secteur.
Encourager l’entrepreneuriat social, très bien, mais certaines voix mettent en garde : l’Etat ne risque-t-il pas de déserter le terrain couvert par ces entrepreneurs ? Pour Thierry Sibieude, « on ne peut pas dire que l’Etat se désengage, car depuis dix ans, les dépenses sociales sont en constante augmentation. Le problème, c’est que malgré ça, les besoins ne cessent de croître en quantité et en complexité et que les pouvoirs publics ne peuvent plus suivre. » Repose en paix, l’Etat-providence des Trente Glorieuses, bienvenue l’Etat-stratège des Trente Piteuses ! Ainsi, dans certains domaines, la puissance publique (« l’impuissance publique » railleront les grincheux) pourrait laisser les citoyens, plus proches du terrain, plus mobiles, plus malins, trouver des solutions innovantes et mieux utiliser leur argent et du même coup celui de l’Etat.
Mais comment s’assurer qu’ils feront correctement leur métier dans des domaines parfois aussi sensibles que la santé ou le logement ? Peut-on imaginer une forme de délégation de service public, c’est à dire un contrat passé entre un opérateur privé et l’Etat ? Pour l’instant, rien de tel n’est prévu, mais les acteurs de la filière, en particulier le Mouvement des entrepreneurs sociaux (MOUVES), planchent sur un label. Thierry Sibieude plaide pour la souplesse : « plutôt que d’encadrer, mieux vaut contrôler en prévoyant de sévères sanctions en cas d’abus. Sinon, on risque d’édifier une usine à gaz de plus ».
Article réalisé par Aymeric Marolleau