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Un Français de Londres exploite à grande échelle l’émoticône universelle

Est-ce une ponctuation ? Est-ce une publicité ? Non, c’est Smiley ! À la manière de Superman, le rond jaune souriant ou triste vole au secours de la morosité et des courriels inexpressifs. Or ce « caractère » multiforme est aussi vieux que les sociétés humaines. Mais l’informatique lui a redonné son sourire. Détour par Londres pour son 50e anniversaire J.

 

Il nous paraît si naturel de lire des mots séparés par des blancs (on dit « une espace » en typographie), servis par une ponctuation – le puctum latin, poindre, la piqûre –, le point, la virgule, les points d’interrogation et d’exclamation, les tirets, etc. qu’on a l’impression qu’il n’a jamais existé d’autre façon d’écrire. Erreur ! La distinctio (la ponctuation) fut l’œuvre de lecteurs – et de copistes – pour lesquels les textes originaux aux mots collés les uns aux autres, sans aucun signe, constituaient la normalité de l’écriture… à condition qu’on aidât un peu à la lecture. D’où l’apparition très progressive des blancs entre les mots, puis des comma (virgules, d’abord tirets verticaux), des ¶ (un « c » accolé à deux barres verticales pour marquer les paragraphes), enfin des signes d’expression comme l’interrogation, œuvre présumée du moine Alcuin, conseiller de Charlemagne… Sans parler du distinguo tardif entre majuscule et minuscule.

 

Les signes d’expression, invention de moines

Une maturation qui prit des siècles, avec son cortège de systèmes personnels que les moines portaient avec eux d’un scriptorium à l’autre, et qui finit par se stabiliser puis s’universaliser. Une vingtaine de « signes » au total aujourd’hui dans l’écriture française auxquels ne s’ajoutent pas pour l’heure des inventions plus récentes, savoureuses : la virgule d’exclamation, mariage d’exclamation et de virgule [image 1], envie d’un certain Villette en 1856. Personne n’a vraiment su ce qu’il voulait exprimer ! Le chansonnier et critique d’art Marcel Bernhardt (Alcanter de Brahm) tenta le point d’ironie [image 2] au début du xxe siècle qui signifiait que l’expression était à prendre au deuxième degré (le smiley souriant remplit désormais parfaitement ce rôle). Ou encore le point exclarrogatif, mariage du ! et du ? [image 3] qui prit d’autant moins que la cohabitation du ! et du ? a fortiori les !!! ou les ??? sont proscrits par le Code typographique…

 

Jeux de lettres au clavier

Bref, le scripteur a besoin de soutenir sa pensée. Le smiley de l’ère informatique fut inventé pour ça. Mais elle n’est pas si récente que ça, la binette ! Non seulement parce que cette frimousse qui sourit fut insérée dans les caractères unicodes avec l’émergence de l’informatique grand public, aussi parce qu’il semble établi qu’on l’utilisait depuis le néolithique ! En témoigne ce masque (7 000 ans avant JC)… [image 4]. Mais le bonhomme rigolard ou triste parsema volontiers lettres et publicités avec sa face ronde, ses deux yeux et son sourire ou son rictus triste au hasard des écrits et des publications. Dès les années 1980, on n’avait nul besoin de codes compliqués pour multiplier des émoticônes, mariage d’émotion et d’icône, belle transcription française du mot anglais, pour entrer dans le subtil du sentiment exprimé. Et pour cause : la brièveté des envois de textos ou de courriels interdisait la nuance. Il fallait simplement se rappeler que les caractères du clavier autorisaient une « lecture » couchée de la figurine privée du cercle de la face : 🙂 ou 🙂 ou 😀 signifie toujours le sourire (plus ou moins large). D’où cette atténuation des chocs de l’écrit : « Va te faire cuire un œuf 😀 » sous-entend « bien sûr, je blague ». Ça vaut mieux. L’imagination collective nous valut tout un langage quasi hiéroglyphique de l’expression des sentiments. La surprise, :-O, la gourmandise ou l’envie, 😛 (avec P comme langue sur le côté), je suis dans le coaltar, :-S ou plutôt en colère, :-@, sans oublier les porteurs de lunettes, 8-/ni le « c’est la fête » < : o)…

 

L’idée d’un journaliste français

Mais on le sait peu, Smiley est une marque déposée il y a 50 ans. On la raconte ainsi. En 1971, un journaliste, Franklin Loufrani, fatigué par la morosité ambiante, livre à Pierre Lazareff, patron de France-Soir, le quotidien national à fort tirage de l’époque, l’idée de marquer les « bonnes nouvelles » par un pictogramme simplissime, le fameux rond jaune avec ses points pour les yeux et son large sourire, que Loufrani avait repéré chez un graphiste américain, Harvey Ball. Ball avait négligé de déposer le logo, mais l’astucieux journaliste, non. Pour une fois qu’un Français se montre plus business qu’un Américain… Or les marques s’emparent du signe de jovialité. Et Frank Loufrani encaisse…

Son fils Nicolas est du genre serial entrepreneur. Quand son père lui propose de ressusciter la marque Smiley, en 1996, il se dessine un large sourire sur son visage. Il dit banco, après un temps d’hésitation : on ne réactive pas aussi simplement une poignée de licences. Et sous quelle forme ? Ce sera la Smiley Company, à Londres. D’emblée, Loufrani fils crée le smiley en 3D. Et très vite, multiplie les expressions. Les contrats tombent. Ce qui n’empêche pas la Smiley Company de connaître des bas et des procès – Wallmart, dix ans durant, veut s’approprier the happy face. Nicolas L. rapatrie tout le processus de création et la commercialisation dans son studio londonien. Les créatifs adaptent les modèles à la mode et aux marques, à charge pour elles d’en assurer la production à la façon Disney. Du textile à l’alimentaire (le smiley incrusté dans des chips !), jusqu’à la BD et le cinéma (Smiley, 2012, Michael Gallagher, pastiche de film épouvante où la face souriante cache des tueurs d’opérette…), la face jaune se glisse absolument partout. Y compris dans le Rubik’s Cube, le jeu le plus vendu au monde… Une histoire qui mérite un J.

Olivier Magnan

Le doyen de la tribu. Ai connu la composition chaude avant de créer la 1re revue consacrée au Macintosh d'Apple (1985). Passé mon temps à créer ou reformuler des magazines, à écrire des livres et à en traduire d'autres. Ai enseigné le journalisme. Professe l'écriture inclusive à la grande fureur des tout contre. Observateur des mœurs politiques et du devenir d'un monde entré dans le grand réchauffement...

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