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Idéalistes et pragmatiques, libertaires et libéraux, partisans du local et du global… Les « makers » sont une population protéiforme, qui prône le retour au faire – aidés par le numérique. Et ils sont bien capables de révolutionner le monde.

«Le mot « maker » est venu recouvrir un mouvement déjà existant, celui du do-it-yourself », rappelle Jean-François Cauche, docteur en Histoire médiévale et Sciences de l’information, et l’un des piliers de l’association Lille-Makers. Depuis au moins les années 50, des hackers bidouillent dans leur garage, avec comme mots d’ordre détournement, récupération et recyclage. En pleine explosion de la société de consommation, la tendance est alors restée du domaine du hobby – une passion poursuivie individuellement, ou avec un réseau très local.
Deux facteurs essentiels – et récents – ont permis l’explosion du mouvement, et justifié l’utilisation d’un nouveau surnom. Tout d’abord, la démocratisation d’outils de production perfectionnés commandés numériquement, tels que des découpeuses laser ou des fraiseuses pour produire des circuits imprimés. « Tout à coup, l’accès à une certaine forme de production a été rendu possible au plus grand nombre », décrit Véronique Routin, directrice du développement de la Fing, un think tank dédié à l’innovation numérique.
Et il est vrai que la communauté makers frappe par son aspect hétérogène : jeunes, seniors, geeks, familles, bricoleurs, on y rencontre un peu tout le monde. Mais ils sont tous des passionné, que ce soit d’électronique, de mécanique, de biologie… au point de posséder un niveau de compétence professionnel – ce qu’on désigne maintenant comme un « proam », un professionnel amateur.
Le deuxième facteur est le Web et sa capacité d’échange immédiat et gratuit d’information. Le réseau, et l’idée de partage, sont en effet au cœur de ce qu’est un maker. Il n’est pas qu’un bricoleur : c’est un bricoleur connecté. « Les gens ingénieux ont toujours existé ; la nouveauté, c’est que maintenant ils sont ingénieux ensemble », insiste Agnès Zevaco, responsable des partenariats institutionnels chez BNP Paribas et organisatrice de l’exposition Wave sur l’ingéniosité collective, qui s’était tenue en octobre dernier à la Villette. Aujourd’hui, une bonne idée, un ordinateur et une connexion Internet suffisent pour lancer un projet à l’échelle de la planète.
Ce qui fait la richesse du mouvement, c’est l’innovation collective et le partage des connaissances, le mélange de Do-It-Youself (DIY, faire soi-même) et de Do-It-With-Others (DIWO, faire avec les autres). La diversité et l’interdisciplinarité qui règnent dans les ateliers leur permettent de bénéficier d’un immense savoir collectif, pratique, qui ne demande qu’à être intégré et utilisé. « Tous les domaines et toutes les populations sont concernés, explique Agnès Zevaco. L’échantillon de 20 projets présentés dans l’exposition rassemblait quatre continents, des initiatives de citoyens, de start-up et de grandes entreprises, dans les domaines du transport, de l’agriculture, de la santé, de l’éducation… »
L’idéologie du pragmatisme
Depuis 2005, plusieurs manifestes ont été publiés ; chacun tente de définir ce qui constitue l’esprit maker. Une même conviction les anime : le modèle de l’industrie de masse et du pur consommateur n’est plus satisfaisant et n’est plus adapté au monde d’aujourd’hui. Et tous s’accordent sur l’aspect essentiel et satisfaisant du faire : la capacité à modifier, adapter, réparer et créer des objets est un facteur non seulement d’évolution les choses, mais aussi d’accomplissement de soi.
« En un sens, faire, c’est reprendre le pouvoir sur la technologie », résume Jean-François Cauche. Les makers sont d’incorrigibles technophiles, mais ils n’en sont pas prisonniers : il ne faut pas que l’objet devienne une boîte noire. « Il y a une différence entre savoir manipuler un ordinateur et savoir comment et pourquoi il marche », continue-t-il. Faire, c’est comprendre, non pas grâce à des cours mais grâce à l’expérimentation empirique ; du coup, cela permet d’apprendre et de reposséder l’objet. Tous les manifestes insistent sur la satisfaction personnelle réelle d’avoir résolu soi-même un problème pratique. Car – et cela peut sembler paradoxal – le maker est avant tout pragmatique : souvent, les projets ont pour but de trouver une réponse réalisable localement à des problèmes locaux. « Les défis relevés sont souvent des défis importants, qui demandent des prouesses technologiques fortes – mais la technologie n’est qu’un moyen et pas une fin en soi », signale Philippe Torres, directeur conseil et stratégie numérique de l’Atelier BNP Paribas, une cellule de veille dédiée aux technologies de l’information.
Le mouvement est également nourri de concepts liés au développement durable, notamment s’opposant à l’obsolescence programmée. Réparer, c’est prolonger la vie des objets et réduire d’autant les déchets produits – et cela fait faire des économies ; produire localement, c’est économiser sur le transport ; un discours particulièrement séduisant en temps de crise. De ce fait un produit maker doit pouvoir être ouvert, et ses caractéristiques connues pour que tous puissent apporter leur pierre à l’édifice.
Enfin, l’apprentissage et l’éducation sont le dernier volet essentiel de la pensée maker. On apprend des autres et on apprend aux autres, et surtout « c’est en faisant les choses qu’on apprend, explique Philippe Torres. C’est un processus pédagogique particulier, qui fonctionne par itérations : c’est du bricolage dans le sens noble du terme. » Les étudiants sont parmi les premiers utilisateurs et bénéficiaires du mouvement, les universités ayant adopté avec enthousiasme le concept de FabLab – le lieu emblématique du mouvement maker.
Les bastions FabLabs
Ils sont le fruit de l’imagination d’une des stars du mouvement, Neil Gershenfeld, professeur au MIT. Passant trop de temps à expliquer à ses élèves comment utiliser les machines du Center for Bits and Atoms de l’université – dédié à la recherche sur l’information et sa représentation physique –, il crée un cours intitulé « Comment fabriquer (presque) n’importe quoi ». « Des étudiants de toutes origines se sont rués dessus, décrivait Neil Gershenfeld lors d’un TED Talk. Ils n’avaient pas nécessairement de compétences techniques. Ils ont tous produit des réalisations invraisemblables, étonnantes… Les étudiants ont détourné mes machines pour inventer la fabrication personnelle. » Il décide alors d’équiper une salle avec du matériel et de la laisser à libre disposition, et la baptise FabLab, un raccourci de Fabrication Laboratory.
Aujourd’hui, il en existe plus d’une centaine à travers le monde, et plus encore de lieux qui ne portent pas ce nom mais servent le même but : hackerspaces, techshops, ou encore Maker Spaces, comme celui géré à Lille par l’association Lille Makers. Si toutes ces salles permettent aux makers de s’exprimer, leur fonctionnement diffère selon la façon choisie de se financer. « L’objet du FabShop a toujours été de faire de la distribution, ce qui permet de financer la création et l’entretien des FabClubs », explique Bertier Luyt, fondateur du FabShop et organisateur de la Maker Faire française. Le premier FabClub s’ouvrira à Paris en février : il faudra s’abonner pour pouvoir y accéder. Mais l’endroit est aussi conçu comme une pépinière entrepreneuriale. « Nous voulons créer un espace pour la création et l’innovation ; nous n’imposons pas de partage, si un entrepreneur veut garder la confidentialité de son projet, il le peut », souligne Bertier Luyt.
Financement participatif
Car passer de maker à entrepreneur est aujourd’hui plus facile que jamais. Pourtant, « pour la plupart, les objets conçus ne sont pas destinés à des marchés de grande consommation : ce sont des produits de niche », précise Véronique Routin. Et Internet a apporté la réponse idéale à la problématique du financement des produits de niches. Les sites de financement participatif, comme Kickstarter aux Etats-Unis ou Ulule en France, sont des plateformes parfaitement adaptées pour trouver son marché, en tester la viabilité et débuter son financement. La rencontre entre financement participatif et makers est la clé ayant déjà permis l’émergence de nombre de PME, dont certaines remportent de francs succès. Car on peut être un maker et un entrepreneur : il n’y a pas incompatibilité entre réparation et création de valeur. Les objets élaborés par les makers couvrent tous les types : de l’objet purement personnel – comme des pièces de Lego personnalisées – à l’objet modulable en passant par ce qu’on pourrait décrire comme des objets-plateformes, qui servent ensuite de brique de construction pour d’autres projets. Les plus connus sont certainement Makerbot – l’imprimante 3D qui peut construire des imprimantes 3D – et Arduino, des cartes électroniques en matériel libre (les plans et les outils sont sous licence Creative Commons) qui permettent de programmer à-peu-près n’importe quoi, du jouet parlant aux drones.
Malgré tout, il reste un problème de taille à résoudre pour les auto-makers : produire en moyenne série est encore très difficile. « On sait faire de la petite série et de la grande série, constate Fabien Eychenne*. Entre les deux, il y a un vide. » Il existe quelques fabricants, en Chine notamment, mais l’arrivée de robots plus polyvalents dans les usines va augmenter la flexibilité.
L’industrie se met au DIWO
Les résultats parfois spectaculaires obtenus par les tenants du système D 2.0 – par exemple, Wikispeed, un prototype fonctionnel de voiture à basse consommation développé en moins de trois mois par une équipe de passionnés – intéressent les entreprises, qui commencent à expérimenter des façons d’intégrer leurs pratiques : « Un FabLab est un laboratoire pour des entreprises qui sont à la recherche d’un nouveau modèle de travail », estime Jean-François Cauche. Plusieurs grands noms français – Renault, Seb, Airbus… – se sont dotés d’espaces inspirés des FabLab, plus ou moins ouverts au monde extérieur. Les laboratoires créés par Renault, entièrement en interne, sont réservés aux employés – mais c’est la seule condition d’accès – ; Seb a lui choisi de monter un FabLab en partenariat avec le Master IDEA, un partenariat qui lui permet de diversifier les sources d’idées, et d’y inclure ses partenaires (et ses clients). Ford, aux Etats-Unis, a choisi encore une troisième voie : ils ont ouvert des Techshops à Détroit, les ont mis à complète disposition du public et ont encouragé leurs employés à le fréquenter. Ils agissent un peu comme s’ils étaient eux-mêmes des makers, mais avec plus de moyens : ils apportent leurs expertise sur certains projets, demandent de l’aide à d’autres… Et les résultats sont là : le constructeur a baissé ses coûts de R&D tout en augmentant le nombre de brevets déposés.
Le modèle du logiciel libre
Si beaucoup de ces expériences rappellent celles du logiciel libre, ce n’est pas un hasard : les parallèles et passerelles entre les deux mouvements sont nombreux. En un sens, les makers sont des éditeurs de produits libres : « Les projets s’appuient beaucoup sur des méthodes de gestion développées par le monde du logiciel libre », souligne Véronique Routin. Innovation ouverte, collaboration entre pairs, prototypage rapide en mode « essai-erreur », documentation ouverte des projets, partage de savoir-faire, communautés d’innovateurs, management horizontal… Il s’agit des mêmes principes de création collective et de disponibilité de la connaissance.
Beaucoup de vocabulaire porte la trace de cette filiation – on parle par exemple d’Open Source hardware. C’est l’une des raisons qui permettent de croire au potentiel réel de rupture apporté par l’esprit maker : les principes appliqués ont déjà fait leurs preuves – après tout, le logiciel libre nous a donné Internet et le Cloud computing.
De façon similaire, le fait que le logiciel libre ait trouvé sa place dans l’écosystème du numérique permet de penser que les pratiques des makers trouveront leur place dans celui de la production. Ils ne remplaceront pas tout : les contraintes de sécurité imposées à certaines industries rendent indispensables les process plus rigides de design et de production. « Comme le formulent certains, est-ce que vous monteriez dans un avion fabriqué par un maker ?, demande Fabien Eychenne. Vendre en kit un objet potentiellement dangereux engage la responsabilité de l’entreprise, et elles ont quelques réticences à s’engager dans cette voie. » Mais pour des objets et des problématiques plus ordinaires, le mouvement des makers semble être bien parti pour accomplir son but : changer, de façon durable, le monde, en parvenant à faire mieux avec moins. « On peut imaginer que des milliers de petites entreprises ultra-connectées, équipées de machines puissantes et versatiles, pourront répondre localement aux besoins de populations locales », décrit Bertier Luyt. Il n’y a pas besoin de l’imaginer : c’est en train de se produire, maintenant, sous nos yeux.
(*) Auteur de « Fab Lab : l’avant-garde de la nouvelle révolution industrielle », éd. FYP, 2012
Article réalisé par Jean-Marie Benoist