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Pour sortir de la crise et briser la tendance déflationniste, le Japon surprend avec une relance massive malgré une dette colossale, et une dévaluation de la monnaie pour doper les exportations. Et si les « Abenomics » étaient un modèle d’avenir pour l’Europe ?

S’il y a bien un pays qui a osé sortir l’artillerie lourde pour redresser son économie, c’est sans aucun doute le Japon ! Une politique économique 100% réformiste, menée d’une main de fer par le premier ministre Shinzo Abe, depuis son retour au pouvoir fin 2012, et popularisée par les célèbres « Abenomics » (contraction du nom du premier ministre Shinzo Abe et « d’economics »). Le principe de ce traitement de choc ? « S’appuyer sur trois « flèches », à savoir trois grandes réformes : budgétaire, monétaire et structurelle, pour bâtir une politique macro-économique très accommodante, tout d’abord à court terme », indique Bruno Ducoudré, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Avec comme premier levier, la fameuse relance budgétaire pour sortir l’économie nippone de quinze années de morosité et de déflation enclenchées par la bulle immobilière des années 90. Ainsi, via une hausse drastique des dépenses budgétaires (73 milliards d’euros début 2013), « le Premier ministre japonais a lancé de gros chantiers de travaux publics et attribué des subventions pour doper l’activité et permettre une forte croissance. De même, il a accordé des aides aux entreprises japonaises pour stimuler leurs investissements et les innovations », détaille Évelyne Dourille-Feer, enseignante à l’Inalco.
Dépréciation du yen
Encore plus expansionniste, la politique monétaire, second pilier des Abenomics, s’est traduite par une augmentation non négligeable de la base monétaire par la Banque centrale japonaise « qui doit doubler entre avril 2013 et fin mars 2015, via notamment l’achat d’obligations d’Etat », précise Evelyne Dourille-Feer. Le but d’une telle politique offensive : faire baisser les taux d’intérêt réels, condition sine qua non pour financer la dette publique et privée à moindre coût « et surtout doper les investissements des entreprises et la consommation des ménages », complète l’experte. Mieux encore, cette politique a provoqué une forte baisse du yen, donnant ainsi un coup de pouce aux exportations des entreprises japonaises, levier essentiel pour réduire le déficit de la balance commerciale, qui affichait encore, début 2014, un solde négatif de 5,6 milliards d’euros. Car si les ventes à l’export ont progressé de 9,5% en yen courant en 2013, force est de constater « qu’elles s’avèrent encore très erratiques du fait d’une conjoncture internationale moribonde, et surtout du ralentissement de la croissance américaine durant le premier trimestre 2014 », détaille Bruno Ducoudré. D’autant que la dépréciation du yen (perte de 18% de sa valeur face au dollar en 2013) a conduit à un renchérissement notable du coût des importations qui ont, elles, bondi de 15%. « Car en effet, le Japon reste très dépendant des marchés extérieurs, notamment au niveau énergétique, pour faire tourner ses centrales thermiques, surtout depuis la catastrophe de Fukushima », énonce le spécialiste.
Haro sur la dette !
Soutenir l’activité via la dépense publique, l’injection de liquidités, et un yen bas, a eu toutefois, en partie, les effets escomptés en 2013 : une croissance relativement ferme de 1,5% et, surtout, une hausse des prix supérieure à 1% depuis septembre dernier ! Les résultats du premier trimestre 2014 ont également été excellents – rythme de croissance annualisé de 7% – malgré un second trimestre plus difficile (croissance du PIB prévue à 1,1%, soit 0,3 point de moins que prévu). « La gageure consiste donc à maintenir un rythme soutenu de croissance », prévient Evelyne Dourille-Feer. D’où le décochage de la troisième flèche de ce plan qui se traduit par des réformes structurelles de libéralisation du marché, propres à doper le potentiel de croissance du pays sur le long terme et à attirer les investisseurs étrangers : baisse de l’impôt sur les sociétés, hausse des exportations dans le domaine des infrastructures et de l’agriculture, encouragement à l’investissement du secteur privé… « Le gouvernement s’est vraiment attaqué à la réforme de secteurs dits « intouchables » depuis la Seconde Guerre mondiale, comme l’agriculture et l’électricité», analyse Evelyne Dourille-Feer. Une politique structurelle qui ne néglige pas un dernier volet, et pas le moindre : « La réduction de la dette publique, représentant quelque 225% du PIB en 2013 », lance Evelyne Dourille-Feer. Un renflouement des caisses d’autant plus stratégique face à la nécessaire prise en charge du vieillissement de la population, véritable défi d’avenir pour la société japonaise. Et c’est pour assainir la dette publique, amplifiée par la relance budgétaire, que Shinzo Abe s’est lancé dans un plan de consolidation budgétaire via une hausse de la TVA. Celle-ci est passée de 5 à 8% le 1er avril 2014, et devrait passer à 10% en octobre 2015. De quoi rassurer les détracteurs des Abenomics inquiets des performances somme toute mitigées de l’activité nippone, couplée à des déficits publics élevés. « Pourtant, la hausse de la TVA, décidée peut-être trop tôt, risque de casser une telle dynamique de relance alors que la reprise reste fragile. La sortie de la déflation est incertaine, la hausse des prix n’ayant pas encore atteint les 2% escomptés », commente cette dernière.
Un modèle pour l’Europe ?
On l’aura compris, « seules les mesures structurelles de long terme aux effets perceptibles dans quelques années seront en mesure de changer définitivement la donne pour le Japon », déclare la spécialiste. En attendant d’avoir le recul suffisant pour dresser un verdict fiable des Abenomics, la formule de Shinzo Abe pourrait-elle d’ores et déjà être appliquée en Europe pour mettre fin à la crise ? « Très certainement, répond Bruno Ducoudré, les réformes structurelles menées par l’Union européenne, en totale rupture avec les Abenomics, n’ont pour l’heure pas d’effet positif, tant l’Europe évolue dans un environnement économique très dégradé. Il faudrait donc essayer de renouer avec la croissance en s’inspirant de la recette japonaise, estime Bruno Ducoudré. Or, Bruxelles s’accroche à une politique de consolidation et d’austérité. La Banque centrale européenne est trop frileuse pour se lancer dans une stratégie expansionniste. » Une analyse partagée par Evelyne Dourille-Feer : « Pendant une quinzaine d’années, l’économie japonaise a été plongée dans une déflation lente, entretenue par des chocs externes, des politique budgétaires peu téméraires et une Banque centrale adepte de demi-mesures bien insuffisantes pour relancer l’économie du pays. » Et ce, jusqu’aux Abenomics marquant un revirement de stratégie. « Devrons-nous passer, nous aussi, par les mêmes étapes, avant que l’Europe ne se décide à réagir ? », questionne l’experte. Une interrogation d’autant plus cruciale, alors que l’inflation, bête noire des oligarques de Bruxelles, atteint aujourd’hui 0,5% dans la zone euro. « Lentement, mais sûrement, nous glissons donc, nous aussi, dans une déflation très sournoise qui va paralyser sur le long terme notre économie, s’alarme Evelyne Dourille-Feer. C’est dire la nécessité de tirer dès aujourd’hui les leçons de l’exemple japonais. ».
Article réalisé par Charles Cohen