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Le dollar va-t-il continuer à être l’étalon monétaire de la planète ? Pas si sûr, car une guerre des devises se joue en coulisses. Demain, nos échanges seront peut-être basés sur l’or, le yuan ou le rouble. Décryptage d’une guerre financière, qui est aussi géopolitique.

En juillet, le défunt patron de Total, Christophe de Margerie, avait suggéré la fin du monopole du dollar américain dans les transactions pétrolières. Venant du cinquième plus gros producteur privé d’huile noire, le discours avait fait l’effet d’une petite bombe dans le landernau énergétique et il avait été mal perçu aux Etats-Unis. C’est que l’utilisation d’une devise n’est pas neutre : elle suppose en effet l’achat de la monnaie du pays émetteur ; elle participe donc à son financement. Dollar ? Franc ? Euro ? Yuan ? Toutes ces monnaies sont créées par un système bancaire étroitement imbriqué avec son gouvernement. BNP Paribas en a fait les frais l’été dernier. Puisqu’elle avait opéré des transactions en dollars avec des pays sous embargo américain, la banque française s’est vu imposer la loi de Washington, avec une amende astronomique de 8,9 milliards de dollars à la clé. « Lorsque vous échangez en dollar, vous devez passer par une chambre de compensations et de créances américaine, explique Christian Eugène, ancien chef du service de l’endettement à la Banque de France. Dans le cas de BNP Paribas, j’ai du mal à croire qu’il n’y a pas eu un tampon politique au regard du montant énorme de l’amende. Les Américains possèdent un monopole de facto dans les transactions internationales et ils en usent. » Quasiment au même moment, c’est l’Etat argentin qui subissait les foudres de la justice américaine. La Cour Suprême des Etats-Unis le condamnait pour avoir dévalué il y a plusieurs années des obligations d’Etat que Buenos Aires avait émis en dollar. « L’Argentine s’est retrouvée en défaut de paiement. Non seulement elle n’a pas suivi l’avis du juge américain mais, dans l’attente d’un règlement de ce litige, elle a dû aussi suspendre les paiements aux créanciers qui avaient – eux – accepté la réduction de valeur des titres en question. C’est la première fois que je vois une décision prise au plus haut niveau des Etats-Unis qui perturbe ainsi les renégociations de dette », relève Christian Eugène. Pourquoi maintenant ? Les malicieux rappellent que l’Argentine avait adressé des critiques virulentes sur le fonctionnement du FMI ; d’autres soulignent ses récentes velléités d’indépendance monétaire, comme cet accord signé en 2012 avec la Chine pour régler importations et exportations sans utiliser la devise américaine. « Contrôler la plus grande devise internationale et exercer des sanctions est un privilège, relève Christian Eugène. Les Américains utilisent leur arme de prédilection qui est la finance. Et celle-ci peut étouffer des pays. » L’Irak et la Lybie hier, l’Iran et le Venezuela aujourd’hui, la Russie demain. Qu’il s’agisse d’interdire à autrui d’emprunter en dollars ou de l’empêcher de commercer dans d’autres monnaies, l’enjeu est géopolitique.
La monnaie, une histoire de puissance
Le dollar est de loin la monnaie la plus répandue au monde. C’est la devise la plus facile à trouver et à échanger. Quand un Etat et une entreprise veulent acheter ou exporter des biens manufacturés ou des matières premières, ils utilisent la monnaie pour laquelle ils seront sûrs de trouver preneur. Aujourd’hui, le billet vert est présent dans plus des trois-quarts des transactions de change quotidiennes. Il constitue encore 61% des réserves de devises des banques centrales dans le monde, selon la Banque des règlements internationaux. L’euro en représente 25%. Le reste du monde se partage les 14% restants… Comment le dollar en est-il venu à dominer le monde ? C’est une histoire de puissance, de tactique financière, de guerre. Au sortir de la confrontation de 14-18, qui ravagea l’Europe, les Etats-Unis devinrent une grande puissance. « La guerre fut l’occasion d’une expansion spectaculaire des exportations des Etats-Unis, car l’Amérique était devenue l’usine et le grenier du monde », relève Barry Eichengreen, professeur à l’université Berkeley, auteur de Un privilège exorbitant (éd. Odile Jacob). Et les Américains n’ont pas lésiné sur les moyens pour inciter les autres pays à utiliser des dollars. Le personnage le plus important de la banque centrale américaine, Benjamin Strong, « se rendit en Europe pour négocier des crédits. De la Pologne à la Roumanie, il envoya des émissaires pour inciter les pays européens à contracter des prêts aux Etats-Unis ». Le système bancaire américain crée de la monnaie, endette le reste du monde, puis accueille à bras ouverts la masse monétaire nouvelle que les gérants recyclent en achetant des actifs… américains. L’écrasante victoire de 1945 s’est traduite par une victoire totale sur le plan monétaire. Seule devise convertible en or ? Le dollar. Logique : avec la guerre, Washington avait siphonné l’or mondial. Et en quoi pouvait-on changer le franc, la livre sterling ou le yen ? En dollar, et en dollar seulement. C’est ce qui fut imposé à Bretton Woods. Crées à la même occasion, le Fonds monétaire dit international et la Banque dite mondiale – qui n’ont pas été intégrés par l’Union soviétique, l’autre grande puissance du moment – ne pouvaient assurer des prêts… qu’en dollar. En 1965, le général de Gaulle dénonce ce système et réclame l’or gagé par les billets verts en possession de la Banque de France. Devant les demandes croissantes de changement des dollars en or à travers le monde, le président Nixon abolit unilatéralement cette convertibilité le 15 août 1971. « Il s’agissait ni plus ni moins d’un défaut de paiement », explique le professeur Antal Fekete, expert du marché du crédit qui a un rédigé un passionnant Le retour au standard-or (éd. Le Jardin des Livres). Et pourtant, le monde – hors URSS – a continué d’utiliser des dollars. Aucune autre devise n’était en effet assez importante pour prendre le relais. Avec l’accord de l’allié saoudien, les pétrodollars prirent le relais du dollar-or. Le billet vert achète le pétrole, le pétrole est roi, le billet vert reste roi.
Vers un eurodollar ?
Cette histoire vieille de bientôt 100 ans pourrait prochainement se terminer. Au début des années 2000, le dollar américain représentait 72% des réserves de change mondiales, contre 61% aujourd’hui. C’est que l’empereur monétaire est de plus en plus contesté. Par l’euro ? Pas tant que ça. L’Union européenne et les Etats-Unis font bloc et élaborent secrètement un traité transatlantique. Un véritable « Otan économique », se félicitait l’an dernier l’ambassadeur américain à Bruxelles ; il pourrait précéder une fusion des devises. En effet, à l’instigation de membres allemands, l’ancienne majorité du Parlement européen avait adopté en mars 2009 une résolution réclamant un tel rapprochement économique avec les Etats-Unis, y compris sur le plan monétaire. Avec 85% des réserves de change mondiales, l’eurodollar serait indispensable dans les échanges mondiaux…
Mais nous n’en sommes pas encore là. La fin des négociations sur le traité transatlantique n’est prévue que pour la fin de l’année prochaine. Une chance pour les pays qui ne sont pas sous domination américaine, et tentent à la hâte de monter un système d’échange alternatif. La Russie a pris la mesure du combat monétaire en cours. En mai dernier, elle signait avec la Chine un contrat géant de 400 milliards d’équivalent-dollars pour la fourniture de gaz durant trente ans. Hors de question pour les deux puissances de commercer dans la monnaie américaine et de financer ainsi les Etats-Unis. Les banques centrales des deux pays ont donc conclu un swap géant, un échange de devises destiné à payer importations et exportations en rouble et en yuan. Un acte d’une ampleur inédite dans le monde de l’après Bretton Woods et qui pourrait enhardir les autres nations. L’Iran et le Venezuela veulent commercer dans leurs propres monnaies ou en troquant des marchandises. L’Inde et la Turquie importent du pétrole iranien avec son or depuis 2012. La présidente du Brésil met violemment en cause le fonctionnement du FMI et de la Banque mondiale, accusés de ne donner aucun pouvoir de décision aux pays émergents. Tout le monde suit l’exhortation du ministre des Finances russe qui, le 20 septembre, appelait lesdits pays à ne plus commercer en dollar. Les effets s’en ressentent : le premier acheteur de la dette publique des Etats-Unis est désormais la banque centrale américaine. Depuis le début de l’année, la Fed a acquis en propre près des trois-quarts des nouvelles émissions du Trésor américain, faute d’acheteurs étrangers.
L’or et le yuan en embuscade
Le mouvement devrait s’amplifier car la Chine pourrait, à terme, détrôner le billet vert. Le géant asiatique ouvre lentement mais sûrement sa monnaie aux échanges extérieurs. Il y a de quoi attirer le chaland : le PIB chinois a augmenté de 8000% depuis le début des années 80, l’armée chinoise est de mieux en mieux équipée, les projets spatiaux de Pékin sont les plus développés après ceux des Etats-Unis. Qui refuserait d’utiliser le yuan dans les échanges mondiaux ? Selon Antoine Brunet, ancien analyste pour la banque Lazard et co-auteur de La visée hégémonique de la Chine (éd. L’Harmattan), l’Empire du Milieu entreprend une politique patiente afin d’imposer sa monnaie. « Pékin s’emploie à convaincre un nombre croissant de banques centrales à diversifier leurs changes vers le yuan ou la monnaie locale pour le commerce. Ils font tout pour défaire l’image du dollar ». Pour cela, la Chine se baserait notamment sur l’or, l’étalon monétaire officieux. « L’Etat chinois a un plan en deux étapes : il consiste tout d’abord à désavouer le dollar en essayant de faire monter le prix de l’or [fixé en dollar]. Puis, une fois ce but obtenu, il proposerait sa propre monnaie d’échange pour les transactions internationales, en montrant au besoin qu’il possède davantage d’or que les Etats-Unis. » Alors Pékin s’active : ouverture à Hong Kong d’un marché obligataire pour les entreprises étrangères désireuses de trouver de l’argent frais en yuans, lancement d’un contrat sur le pétrole et sur l’or en devise locale à Shanghai – jusqu’ici, les prix étaient fixés en dollar à Londres et à New-York – et préemption de la production nationale de métal précieux. L’or, le yuan et le rouble, futures monnaies internationales ?
Article réalisé par Ludovic Greiling