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Independance days ?
Et si le modèle de salariat entrait dans les livres d’histoire, au profit de la « freelance economy » ?

Février 2050 : Après avoir ouvert sa porte biométrique par une simple pression de l’index, Rémy, qui revient d’une randonnée sur les chemins de campagne guidé par ses Smart Glasses, se laisse laver par son robot ménager puis visionne une émission d’histoire sur hologramme. Le présentateur – Rémy est facétieux et l’a customisé en clone de Charlie Chaplin – dresse une rétrospective passionnante sur le travail. Dans un temps lointain les grandes entreprises de plusieurs milliers de salariés existaient. Ronald Coase, prix Nobel d’économie en 1991, avait justifié dans un article leur existence : le fait de créer un marché, de mettre en place les règles, les contrats entre indépendants coûtait de l’argent, mieux valait donc réunir tout le monde en une entité pour réduire les coûts de transaction. Mais le reportage explique que dès les années 2010, grâce aux nouvelles technologies, ces derniers ont chuté, le marché est redevenu plus efficient que la grosse entité. Rémy n’avait jamais réalisé que la numérisation, les laptops, les smartphones et leurs gigas de mémoires ont donné toujours plus de pouvoir à l’individu désormais capable de communiquer, stocker, payer par la blockchain… Grâce à ces « couteaux suisses » ultrapuissants, il a été possible de raisonner à l’échelle de l’individu. Les grands ensembles ont de plus en plus externalisé de tâches vers une myriade d’électrons libres capables d’écouler leurs produits en ligne (ou dans le monde physique grâce à leurs imprimantes 3D), non soumis à des contraintes de stockage ou de distribution, spécialisés sur des niches. Un peu plus tard, dans les années 2020, les places de marchés online pour travailleurs freelance sont montées en puissance, et les microfournisseurs plus locaux et flexibles, ont multiplié les tâches à haute valeur ajoutée. Rémy apprend avec étonnement qu’il n’y avait en 2015 que 500 000 « Turkers » dans le monde – ces «digital workers» de Mechanical Turk, la plateforme de micro-travail en ligne d’Amazon. A cette époque en Californie, seulement 50 % des jeunes diplômés du supérieur passaient par la case « travailleurs indépendants » dans les quatre ans suivant leur sortie d’école, contre 98% aujourd’hui. De plus en plus de gens avides de liberté se sont demandés pourquoi ils n’utilisaient leurs compétences que pour un seul employeur, pour des prestations à valeur ajoutée toujours plus haute. Les dinosaures aujourd’hui disparu, IBM ou Procter, ont donné l’exemple avec leur programme « Connect & development », qui leur ont appris à collaborer avec des chercheurs indépendants. Charlie Chaplin revient désormais à l’actualité, annonçant les nouvelles revendications de la corporation des freelances. Rémy éteint l’hologramme pour mettre son casque de réalité virtuelle. A 20h30 il hésite entre continuer son Mooc de formation sur la fabrication de microsatellite, ou travailler. Il opte finalement pour le labeur durant une vingtaine de minutes. Connecté sur une multitude de plateformes de freelance, spécialisé dans 17 activités en tout, ce « slasher » ne connaît pas les périodes de vache maigre. Il doit pourtant faire face à concurrence accrue d’adolescents comme de seniors de 80 ans… Cinq générations sont présentes sur le marché du travail. L’avenir appartient à ceux qui savent les faire collaborer dans des groupements pour élaborer des offres packagées à haute valeur ajoutée. Cela tombe bien, Rémy brille par sa capacité à entraîner les autres sur des projets. Il ne se fait pas de soucis sur son avenir…
Julien Tarby
Bernard Gazier, économiste spécialiste des politiques de l’emploi, enseignant à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, expert auprès du bureau international du travail (BIT), défenseur des marchés transitionnels et d’une certaine flexisécurité à la française
« La solution de l’assurance-emploi »
Le règne des indépendants est-il en vue ?
En 1960 l’économiste Jean Fourastié expliquait que la France, pour produire autant qu’en 1810, n’aurait à mobiliser que 600 000 personnes. Les individus sont toujours plus productifs et dotés de toujours plus de moyens d’action grâce aux technologies. Mais l’heure des indépendants n’a pas encore sonné en France, le phénomène frémit seulement depuis dix ans. Les plateformes représentent de nouvelles offres d’emplois, mais seulement de 50 à 100 000. Le portage salarial englobe 40 000 emplois. Les travailleurs en régie exerçant chez le client sont 500 000.
De nouvelles tendances annoncent tout de même des changements à venir ?
J’en remarque deux. Premièrement le renouvellement du lien de subordination, avec des tâches contractuelles et une obligation de disponibilité totale, au moins par le téléphone. En Angleterre et aux Pays-Bas est apparu le contrat zéro heure (interdit en France, où les CDD très courts sont utilisés). Le patron donne ou pas du boulot, mais il faut être disponible. Les relations sont occasionnelles. Le phénomène n’est pas dû au droit du travail français. Il s’agit d’une évolution sociétale, en témoignent la montée en puissance de ce type de contrat outre-Manche, ou l’absence de CA de la moitié des autoentrepreneurs. Deuxièmement l’apparition de tiers, qui se placent entre les employeurs et les employés : intérim, portage salarial, plateformes à la sauce Uber organisent une zone grise entre travailleurs subordonnés et indépendants.
Dialogue, protection, prélèvements sociaux devront donc à terme être repensés ?
La plateforme n’est pas un outil neutre, elle prend une commission. On pourra un jour faire des prélèvements sociaux. De même des collectifs de travail, des réseaux se reconstitueront, à terme des quasi-syndicats d’indépendants. N’oublions pas que les premiers syndicats ont été créés par des travailleurs indépendants qui avaient fondé les premières caisses de secours : les Sublimes, ces travailleurs manuels sous Napoléon III qui se permettaient de changer de patrons parce qu’ils étaient détenteurs de leur technique. Au niveau de la protection sociale des indépendants, la solution du revenu universel, qui retrouve de l’éclat en temps de crise, me paraîtinadaptée car verser de 400 à 800 euros ne supprime pas les inégalités. La solution serait plus l’assurance emploi, aussi bien pour l’indépendant que pour le salarié, disponible pour lutter contre l’érosion des compétences, avec un compte personnel d’activité qui regroupe toutes les informations sur la personne tout au long de sa vie quel que soit son statut, et des droit de tirages sociaux. Cela passe par une intervention structurante afin d’équiper les gens pour le marché et le marché pour les gens.
Les pouvoirs publics auront donc un grand rôle à jouer pour organiser ces nouvelles formes de travail ?
Il y aura en tout cas une dimension collective, plutôt au niveau local, à ne pas négliger. Ces indépendants éduqués pourront travailler à distance, à la campagne, permettant de lutter contre la métropolisation extrême. Mais cela sera impossible s’il n’existe pas des lycées de qualité, ou au moins de ramassage scolaire correct. Il faut revitaliser ces territoires par certains services (santé, école, garderie…) grâce à un dialogue social local entre patronat, syndicats, collectivités… Un aménagement volontariste décentralisé est nécessaire.
Propos recueillis par JT