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Quelles conséquences sociétales et économiques de l’uberisation ? Quel rôle avons-nous à jouer ?

Insolente et insouciante! Telle est l’idée que nous nous faisons, souvent méfiants, de la jeunesse. Du point de vue économique, cette fougue entrepreneuriale accouche en 2016 d’une économie nouvelle popularisée par le néologisme d’uberisation. « Un marché qui représente 3,5 milliards d’euros en France et qui devrait être multiplié par trois d’ici 2018 », estimait Sophie de Menthon, présidente du Mouvement ETHIC en préambule d’une table ronde sur les dangers et les opportunités de l’Uberisation qui s’était tenu le 9 février dernier. Terme galvaudé et fourre-tout, l’uberisation demeure un casse-tête à conceptualiser, peser et analyser. Il n’empêche que le terme possède au moins le mérite de questionner sur la transition économique, sociale, technologique que nous vivons actuellement. EcoRéseau Business mène l’enquête sur l’étendue du phénomène et de ses impacts sur les entreprises et la société.
David 2.0 contre Goliath 1.0 ?
Allocab dans le transport de personnes BtoB, Uber qui n’est plus à présenter, Testamento pour les services testamentaires en ligne, OnePark, interface qui met en relation les entreprises pour les places de parking vacantes, Popmyday, plateforme de beauté et d’esthétique… Les success stories sont légions et attestent d’un phénomène à l’œuvre dans notre économie : l’uberisation. Ce dernier implique plusieurs processus à l’œuvre au sein de notre économie et se situe à la croisée de trois grandes tendances : le collaboratif dans son innovation d’usage, la « datafication » de notre économie et sa monétisation via les algorithmes et le développement de l’économie à la tâche, apanage du travail en freelance. Bruno Teboul, vice-président du groupe Keyrus en charge des sciences et de l’innovation, circonscrit : « le phénomène entend décrire des innovations réalisées dans les usages par ces start-up qui viennent de la périphérie et siphonnent les acteurs historiques. ». Autrement dit, l’uberisation se caractérise donc par l’innovation de service et l’émergence de ces plateformes qui évoquent une rupture au regard des acteurs et business models existants confrontés à ce bouleversement digital, incarnant une transition vers des modèles numérisés et moins coûteux : qualité de service plus forte/plus réactive, ultra segmentation de l’offre… à grand renfort d’applications, d’algorithmes et de CRM, avec en sus l’absence d’investissements lourds, d’immobilisations financières ou de BFR gargantuesques. Bruno Teboul précise qu’ « avec le numérique, bon nombre d’innovations ne sont pas des ruptures technologiques, mais plutôt des innovations dites incrémentales ou d’amélioration qui s’expliquent davantage par l’amélioration d’une offre existante, d’un service ou par la simple motivation de répondre à l’insatisfaction des consommateurs qui a atteint son paroxysme ». Reste donc que l’uberisation à l’œuvre de notre économie n’est ni la transformation digitale, ni l’économie collaborative, mais repose sur une logique tripartite où une plateforme relie client et service, avec notation des prestataires et interface de paiement.
Un modèle qui questionne
Services dans le médical, le juridique, le fiscal, le loisir, le recrutement, la beauté, l’assurance, le financier voire même dans le recrutement d’Escort Girl… Tout est uberisable. Force est de reconnaître que ledit phénomène, puisqu’il participe de la transformation digitale, irrigue chaque aspect de notre économie et s’en empare peu à peu. Doucement mais sûrement, les nouveaux « barbares », nom que se donnent un collectif d’entrepreneurs grands défenseurs du numérique, entre autres hérauts de la French Tech, questionnent les entreprises traditionnelles ou professions réglementées. A l’image de Testamento, plateforme qui permet de réaliser son testament en ligne, ou encore Legalstart.fr, lancée en 2014, autre interface numérisée qui apporte de nombreux services juridiques à bas coût et avec réactivité grâce à une plateforme qui fonctionne en arborescence, à laquelle s’ajoute un algorithme pour personnaliser le service. Le résultat est décoiffant : dix minutes pour créer sa SAS, des services dématérialisés 80% moins chers que les prestataires traditionnels et une automatisation de certaines procédures, à l’image des demandes de K-bis, de procédures d’embauches, de création de marque.
Autre acteur dans un autre créneau mais toujours à la sauce Uber, Popmyday, une application qui permet de réserver des services de beauté à domicile (onglerie, coiffure, maquillage & bien-être) auprès d’un réseau d’indépendants sélectionnés par la société. Cofondatrice de cet Uber de la beauté, Morgane L’Hostis ajoute: « Notre application permet aux professionnels de se créer une clientèle. La coiffure et l’esthétique sont des secteurs où la part de freelances augmente fortement et il est difficile aujourd’hui pour eux de se faire connaître autrement que par le bouche à oreille. Popmyday garantit la qualité de prestation par une forte sélection à l’entrée des professionnels et permet ensuite aux freelances de fidéliser leur clientèle grâce à la notation qui suit chaque rendez-vous. »
Ailleurs, le bras de fer légal et médiatique entre G7 et Uber est ainsi venu cristalliser cette lutte entre l’ancien et le moderne. De même que les black cabs anglais ont manifesté contre l’opérateur. Autre son de cloche en Corée du Sud où le gouvernement a décidé de ne pas légaliser Uber sur son précarré national ; tout en encourageant sa population à dénoncer l’activité des VTC grâce à un système de récompenses. Plus récemment, fin mars précisément, la plateforme « demanderjustice.com » a été relaxée suite à de nombreuses attaques légales des avocats, inquiets que la résolution de litiges mineurs et la procédure de saisine ne leur échappent.
L’uberisation se manifeste donc par l’émergence de nouveaux business models qui mettent à mal les acteurs existants et reflètent l’agilité économique de ces acteurs. « L’uberisation du secteur financier et l’émergence de la fintech nous influence dans nos processus de R&D, nous obligent à nous positionner, à tirer la qualité de nos services vers le haut, à penser notre relation avec ses nouveaux acteurs (partenariat ou rachat,NDLR.) », observe Marie-Anne Barbat Layani, Directrice Générale de la Fédération Bancaire Française lors de la table ronde du 9 février organisée par le Mouvement ETHIC. En atteste aussi l’exemple d’Uber qui, valorisé à 41 milliards après seulement sept exercices annuels, ouvre sa plateforme à des services d’un genre nouveau et permet aux usagers de faire baisser le prix de leur course par covoiturage. Dans la même veine, l’opérateur américain a aussi bouleversé son modèle côté chauffeurs en leur donnant la possibilité de livrer un colis sur leur trajet. Les premiers tests ont également commencé pour la livraison de repas…. Le néologisme évoque donc un rapport de force qui questionne. Quid de la destruction d’emplois, de la fiscalité pour chacun des acteurs de la chaîne, de l’attitude du législateur, etc.? Franck Morel, avocat associé chez Barthélémy Avocats, invité de la table ronde du Mouvement ETHIC interroge : « Les technologies créatrices de ces nouvelles structures d’intermédiation posent manifestement la question du statut de la personne qui rend service. Quelles barrières à l’entrée pour assurer un niveau de protection satisfaisant ? Quelles exigences en matière de qualifications minimales ? Quel degré d’implication de la plateforme ? Ce questionnement doit être mené métier par métier. »
Le client grand gagnant : consommacteur vs consommateur citoyen ?
Ne nous leurrons pas. L’uberisation n’est pas le seul fait des entreprises. L’idée est corroborée dans la Harvard Business Review, où Jeremy Heimans et Henry Timms démontrent que les entreprises qui réussissent aujourd’hui sont non seulement innovantes d’un point de vue technologique, mais incarnent également de nouveaux modèles économiques qui intègrent les velléités croissantes des individus d’être associés au service. « C’est à la fois une caractéristique astucieuse et pernicieuse de ce modèle. Tout le monde peut noter tout le monde. Les conséquences sont considérables, les notations peuvent décider de la qualité de service, de sa dite réputation et de la remise en cause des compétences du prestataire, note Bruno Teboul. Il faut distinguer le consommateur du citoyen. Si noter le chauffeur permet de participer au branding de la marque ; il faut espérer que le groupement de consommateurs soit un jour assez puissant pour inquiéter ladite marque ».
Pour le client final, c’est la conception même de la consommation qui est modifiée, car les nouvelles modalités d’acquisition passent par le partage et la collaboration. Le phénomène est définitivement une révolution d’usage. L’avènement de l’économie de l’utilité. Un bateau, une voiture, un appartement, un local, un appartement,… Les biens à forte valeur ajoutée ont la cote. « L’uberisation peut s’appliquer à tout ce qui est en surcapacité et rediscute le modèle de la propriété pour rendre les usages fluides et mieux exploiter les biens », explique Denis Jacquet, président de l’accélérateur Parrainer la croissance et cofondateur de l’observatoire de l’Uberisation.
Enfin, le phénomène illustre la transition vers une nouvelle forme de capitalisme. L’idée n’est pas de défendre le modèle capitaliste existant pour vilipender l’hypercapitalisme de ces start-up. Mais il faut se questionner sur la position à adopter en tant que consommateur et citoyen: « recourir à Uber, c’est alimenter le revenu de ces plateformes qui profitent des infrastructures publiques tout en dérogeant aux législations fiscales. Nous sommes des consommateurs éclairés et il importe de se demander à qui profite réellement l’Uberisation. Si les consommateurs sont associés dans le branding, cette forme d’empowerment est pour l’instant restreinte. En parallèle, les prestataires, en situation de dépendance économique, ne sont pas associés à la réussite de l’entreprise. Le rapport de force est donc unilatéral », commente Bruno Teboul.
Vous l’aurez compris. L’idée n’est pas de crier au scandale mais il importe de décrire les rouages d’une économie qui nous faciliterait bon nombre de petites tâches au quotidien. « D’autant que ces entreprises, ces licornes, très fortement valorisées, n’ont pas de vocation sociétale et n’évoquent pas un intéressement possible des citoyens et des prestataires », note Bruno Teboul. Et Denis Jacquet de compléter : « le phénomène est assez naturel. Ces start-up n’ont pas obligatoirement envie d’être dans la philanthropie : leur but est de remplacer l’ancien monopole par un autre monopole. L’esprit jeune, babyfoot, espaces de repos et « cool attitude » concerne la frime et la presse, car ces entreprises possèdent de grandes ambitions et veulent dicter leur propres règles en changeant la donne. »
Vers de nouveaux modèles participatifs ?
Cette manière de redistribuer les cartes symbolise par ailleurs une réponse – ou du moins ses prémices?- face aux limites de notre système économique et politique en matière d’emplois. « C’est une prise en main de la société par les gens qui veulent créer leur propre job. Si l’on s’attarde sur les chiffres des chauffeurs Uber, 62% d’entre eux étaient au chômage et n’avaient aucune perspective de reprise d’activité. L’uberisation a au moins permis de casser ce schéma, même si nous pouvons encore faire mieux à l’avenir », souligne Denis Jacquet.
L’uberisation serait-elle aussi le début de nouvelles opportunités économiques? « Les start-up qui s’inspirent d’Uber ont besoin de solutions marketing d’acquisition mobile, de solutions de paiement dédiées aux places de marché mobiles, ou d’outils pour assurer la sélection et la gestion des indépendants référencés sur la plateforme, analyse Morgane L’Hostis. C’est déjà le cas aux États-Unis où un écosystème se développe. En parallèle, l’essor du freelance va notamment nécessiter un besoin d’accompagnement légal, d’une assurance professionnelle, d’une mutuelle,… ». La question de la destruction créatrice d’emplois causée par les nouvelles technologies est donc au cœur du débat. Tout comme à l’époque du fordisme…
Par ailleurs, certaines initiatives que l’on pourrait qualifier d’uberisantes mettent en avant un modèle socio-économique qui concilie les intérêts de chaque partie prenante. La Zooz.org, start-up collaborative de transports urbains israélienne, n’est pas qu’innovante via l’utilisation de la technologie blockchain. Elle l’est aussi parce qu’elle associe chacun de ses chauffeurs au capital de l’entreprise. « Les technologies mises en place dans la cadre de l’uberisation sont également investies dans de nouvelles formes de coopérativisme économique, d’organisations entrepreneuriales qui ne visent pas la levée de fonds astronomique ni l’introduction au Nasdaq », remarque Bruno Teboul.
Reste que l’uberisation de l’économie pose deux questions fondamentales quant à notre avenir économique, social et professionnel. Si les deux experts interrogés pour ce dossier se rejoignent sur l’impérieuse nécessité de trouver des solutions en matière de gouvernance et de transparence des mégadonnées, Bruno Teboul est plus vindicatif à l’égard du phénomène. Selon l’expert, l’uberisation n’est que la première vague d’un phénomène plus large que nous embrassons tous : celui de la computerisation et de la mécanisation cognitive : « les progrès en intelligence artificielle et dans le maniement des métadonnées vont entrainer une uberisation de certaines professions intellectuelles et intermédiaires. Par exemple, il est fort probable que le besoin en médecins soit moins grand, mais que ces derniers soient mieux formés et rompus à des exercices de gestion de nouvelles technologies ». Cette robotisation est déjà en marche. Uber aurait déjà investi 500 millions en 2013 pour travailler sur la voiture autonome et constitué une équipe de 40 chercheurs issus de l’université de Carnegie Mellon, réputée mondialement pour ses recherches dans l’électronique et les sciences informatiques. Un premier pas pour se passer des chauffeurs, tandis qu’Amazon livre déjà ses colis avec des drones… Les débuts d’un « Métropolis » à la Fritz Lang? « La généralisation de ces plateformes low-cost et tout ce qui va s’ensuivre : l’algorithmisation de l’économie, la robotisation, le développement de l’intelligence artificielle forte vont rebattre toutes les cartes. Le cabinet Nesta pour le marché britannique ou Roland Berger pour la France ont déjà pointé que près de 45 % des jobs seront automatisés dans à peine 10 ans, tout comme les études américaines de l’institut Bruege, du MIT, d’Oxford ou du World Economic Forum sont unanimes sur les chiffres et donc les prévisions. Et trois millions d’emplois pourraient disparaître d’ici 2025. Les emplois recherchés seront hyperqualifiés, hyperspécialisés », conclut Bruno Teboul.
Geoffroy Framery