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Changer de modèle, et vite !
Il suffirait de presque rien, peut-être dix années de moins, à la façon Reggiani. Une COP ® définitive, ultime, planétaire, signée par des chefs d’État responsables… il y a dix ans. Au terme de laquelle l’industrie, les services, l’habitat, l’air, l’eau devaient répondre à des normes environnementales strictes et l’énergie fossile comme nucléaire remplacée en l’espace de dix ans par de nouvelles technologies 100 % renouvelables. Les pays en voie de développement auraient bénéficié de l’aide intéressée des ingénieurs occidentaux. Le plastique eût été proscrit. Les déchets tous recyclables. Les voitures électriques à batteries non polluantes et d’autres à pile à combustible auraient renvoyé Diesel et Beau de Rochas à l’histoire. Toutes les industries se seraient mises au diapason, le carbone résiduel émis, en dix ans, aurait été inférieur en volume au carbone absorbé. Oui, mais il y a dix ans, aucune COP n’a rien décidé de tel et aucun chef d’État n’a rien vu ou rien voulu voir venir. Et pourtant…
Pourtant, le green business, alias business vert, économie verte, était déjà à l’œuvre. Une fois n’est pas coutume, l’auteur de cet article se cite : j’avais créé dans les années 1990 un premier magazine –, Valeurs vertes – dont le n° 1 titrait : « F… la paix aux industriels » (sous-entendu, ils commencent à travailler sérieusement à réformer leurs modes de production polluants sous la contrainte des premières réglementations européennes). Quelque vingt années plus tard, en 2009, paraît GreenBusiness le bien nommé, qui suscite l’intérêt d’entreprises conscientes de l’urgence à agir et inspire quelques titres encore à l’œuvre. Ce qui veut dire que le green business, ensemble des activités économiques qui produisent des biens et des services conçus pour éviter, réduire ou supprimer des nuisances pour l’environnement (et désormais en parallèle avec une alimentation dite biologique), non seulement se développe, mais devance, dans le monde de l’entreprise, des mesures politiques insuffisantes. Simple ? Presque trop. Vous ajoutez : ces biens et ces services « vertueux » prennent le relais obligatoire de tout ce qui ne se biodégrade pas, ne se recycle pas et pollue, et vous tenez votre équation : croissance, marchés, business, toute l’économie planétaire au diapason d’un développement enfin durable fait l’économie de quelques génocides, extinctions d’animaux et autres désertifications, et tout est bien dans le meilleur des mondes décarboné. Au lendemain de la démission fracassante du dernier ministre d’État de l’Environnement, rebaptisé Transition, Nicolas Hulot, tous les politiques, de Daniel Cohn-Bendit à la République en marche, affirment que développement et sauvegarde de la planète ne sont pas incompatibles ! Pour autant, les médias, qui devraient titrer chaque jour sur l’urgence, restent zen. Ce beau programme pose une condition : pour qu’une transition écologique réelle, volontaire, accélérée réussisse, il faut en finir avec les énergies fossiles et nucléaires. Et tourner la page de la consommation animale à grande échelle, avec, au-delà de la souffrance d’êtres vivants réduits à des « ressources » alimentaires, le cortège des pets des troupeaux – les vaches françaises émettent à elles seules en un an autant de gaz carbonique à effet de serre que 15 millions de voitures – et la consommation effrénée d’eau – 1 500 litres pour produire un steak ! C’est là que le bas blesse (non, pas de faute, le bas de nylon tiré du pétrole, bien sûr). Dit autrement : depuis des décennies, l’humanité sait comment limiter le dérèglement climatique, se passer du pétrole, produire une nourriture saine, bio, sans pesticide, peu de viande, le tout sans décroissance, sans remise en cause du modèle libéral économique, sans renoncer à bâtir des fortunes ni retourner sur la Lune (ou Mars). Bref, tout peut continuer. Ou presque. Mais… l’homme s’y refuse de façon suicidaire. Pourquoi ? Sans doute parce que les grands consortiums industriels ne veulent pas prendre le moindre risque à court terme, parce que l’humain n’est pas aussi « intelligent » qu’il croit l’être, que les dirigeants du monde sont incapables de se projeter sur le long terme. Est-ce trop tard ? Pas si sûr. Il est toujours l’heure d’entreprendre, innover et positiver (tiens, le sous-titre de votre magazine…) car des tendances fortes agitent toutes les sociétés du monde entier.
Giec : les experts se sont adressés directement aux dirigeants
Le 8 octobre, le Groupe d’experts international sur l’évolution du climat (Giec) lance à la face des dirigeants et décideurs politiques un rapport de 400 pages dont il prend soin de tirer un résumé avec cette apostrophe : « Nous avons remis le message aux gouvernements, nous leur avons donné les preuves, à eux de voir. » Bigre, le ton a changé. Les objectifs de la COP 21 – l’accord de Paris – ne sont plus suffisants. Ils n’ont du reste pas reçu le début d’une mise en œuvre. Au-delà de 1,5 °C de hausse de la température globale (par rapport à la période préindustrielle du xixe siècle), toute la planète est touchée irrémédiablement (y compris les rives méditerranéennes de l’hémisphère nord). Des milliers d’espèces animales disparaissent, l’espèce humaine est frappée, le Groenland voit ses glaces disparaître à moitié. Le pourcentage de réduction des émissions de CO2 nécessaire pour confiner le réchauffement à 1,5 ° ne cesse de grimper. C’est désormais de 45 % par rapport à 2010 (année record, 32 gigatonnes seront émises en 2011) qu’il faut impérativement réduire les émissions. Nouvel objectif : neutralité carbone en 2050. Il faudrait pour y parvenir qu’un sommet mondial quasi immédiat décide de mesures contraignantes gigantesques en engageant… 2 400 milliards de dollars par an, soit 2,5 % du PIB mondial. Ce qui, sur le papier, est faisable et ridiculement moins coûteux que le prix… de l’inaction. Que paiera… l’humanité de 2050. Trump, entre-temps mort riche, ne sera plus là pour regretter son déni écologique. Mais ce que ce président inconscient n’a peut-être pas saisi, c’est qu’une grande partie de l’industrie américaine, toujours puissamment polluante, s’est déjà convertie au green business : du Massachussetts à la Californie, les venures capitalists, les labos des universités, les acteurs industriels des grandes entreprises misent depuis longtemps sur l’indépendance énergétique des États-Unis et la relance verte. Ils appliquent toujours le « Stimulus plan » d’Obama qui avait débloqué des fonds pour l’isolation thermique et la recherche sur les biocarburants. Depuis 2013, des cortèges de PME françaises encadrées par bpifrance et la French Tech s’installent outre-Atlantique. Les Chinois, depuis 2008, ne croient plus que le réchauffement soit une invention des pays développés et ont pris conscience, avec leurs dirigeants, que l’Empire est le premier producteur de dioxyde de carbone du monde. C’est tardif – cette « révolution » des consciences publique et politique date de… 2018 –, mais le processus de réduction des émissions et de fermetures d’usines est engagé. En revanche l’Inde, 5e pollueur de la planète, ne veut pas entendre parler de réduction des gaz à effet de serre (GES) sur son 75 % entre 1990 et 2003), mais attend des pays industrialisés que lui soient cédés les brevets des technologies propres : 20 % de la production de riz sont directement menacés par un réchauffement de 2 °. Quant à l’Afrique du Nord et au Moyen-Orient, c’est en termes d’urgence vitale qu’ils subiraient le choc du réchauffement non contenu : des centaines de millions de personnes mourraient ou migreraient.
Un moteur, la réglementation
Depuis plus de quatre ans directrice générale des salons français Pollutec (quarante années d’existence…) et World Efficiency Solutions, Stéphanie Gay-Torrente voit toutes les filières et acteurs impliqués s’engager depuis quinze ans dans un green business aux complexités techniques sans cesse accrues dans les pays occidentaux quand les pays en développement avancent par des approches « low tech », sans doute plus adaptées aux enjeux mondiaux. Elle pressent dans les dix prochaines années une R & D plus accueillante à des savoirs ancestraux, biomimétiques. Deux approches à la cohabitation délicate. Mais elle le constate, « les efforts des industriels sont considérables ». Le 28e « salon international des équipements, des technologies et des services de l’environnement », du 27 au 30 novembre à Lyon Eurexpo, reste le pouls « objectif » de la vitalité des marchés du green business quand le tout nouveau ChangeNow qui s’est tenu deux jours en septembre, s’annonce sous des couleurs plus militantes en affichant vouloir « changer le monde… maintenant ». Pour Stéphanie Gay-Torrente, les investissements industriels réels dans la baisse des consommations énergétiques, la mise en place de processus de fabrication de biens et services durables, et décarbonés, sont bel et bien devenus des « sujets d’efficience » grâce à l’intégration numérique (big data et échanges de données, objets connectés), que tous les secteurs professionnels ont mis en œuvre bien avant que ces concepts n’envahissent la sphère du grand public. « Je ne citerai que la télésurveillance des réseaux d’eau et de l’air, aujourd’hui beaucoup plus précise, avec sa maintenance prédictive. » Elle est à la tête d’un salon où se concentrent les « enjeux de convergence des sujets et des besoins territoriaux ». Un moteur essentiel a embrayé cette dynamique industrielle dès les années Lalonde à la fin des années 1980, quand le slogan « penser global, agir local » semblait déterminant : ce sont la/les réglementation(s), internationales, européennes, nationales. La réglementation normative reste « toujours un moteur très puissant » pour Stéphanie Gay-Torrente, attentive à la prise en compte des gouvernances locales, des ressources disponibles et des compétences, « d’une grande diversité dans le monde, elle-même d’un grand potentiel sur nos marchés de solutions à trouver et à déployer ». Son optimisme lui vaut ce mot : « Bluffant ». Le secteur du green business se montre plus que jamais créatif, non seulement à travers les attitudes des leaders nationaux, Veolia, Schneider, ABB, Eiffage, Bouygues, Vinci…, aussi et surtout, dit-elle, au sein des TPE et PME à travers lesquelles elle ressent ce goût pour l’innovation et l’entrepreneuriat, qu’il s’agisse du BTP, des transports, de l’énergie. « Nous assistons à des connexions matricielles qui émulent l’innovation. » Parce qu’elle sillonne le monde, sa vision positive des mouvements à l’œuvre vaut le voyage : aux États-Unis, les investissements des grands groupes et des start-up se pérennisent, ne serait-ce que parce que les contre-sens de Trump sont impuissants face à l’indépendance des gouverneurs dans les États de l’Union. En Chine, « qui dispose de ressources que nous ne possédons pas, les problématiques environnementales lourdes vont bénéficier de traitements à l’échelle d’une nation qui a inventé l’économie circulaire ». Utopiste, la, patronne de Pollutec ? Réaliste : « J’ai une frustration, cette transformation indispensable que portent les innovations à Pollutec, indispensable, ne se met pas en place assez vite. Ce que nous voyons sur les stands se déploie dix ans plus tard sur le marché. C’est beaucoup trop long. Peu de politiques se déplacent. Nous restons entre experts, alors même que les acteurs sur le terrain doivent s’approprier les techniques et les procédés. » Une antienne : trop-de-temps. Ces fameuses dix années qui auraient pu tout changer. Stéphanie Gay-Torrente livre une image remarquable en citant l’aphorisme porté par certains observateurs : « Il faut combiner la fin du monde à la fin du mois. » Une courte vue impulsée par des modèles de résultats financiers immédiats. « Nos entreprises visent la fin de l’année quand il faudrait combiner les deux termes, le court et le long. » Seuls des changements politiques structurels pourraient y parvenir.
Le green business et ses tendances : des combats incertains
De grands et petits buleversements animent l’économie verte en France et dans le monde.
L’économie circulaire : c’est le concept totalement élargi du recyclage. Un nouveau modèle économique qui bouleverse la chaîne de production, de commercialisation, de consommation, de recyclage et réinvente une rentabilité. Supply chain – chaîne logistique : le réseau de livraison de produits ou services, des matières premières jusqu’au client final que révolutionne le numérique, avec une logistique réductrice d’émission de CO2, du gaspillage, des déchets d’emballages. Infrastructures économiques de l’énergie, du transport, de la finance, des bâtiments : elles appartiennent à l’ancien monde. De la Breakthrough Energy Coalition, fonds de développement de technologies énergétiques décarbonées au Green Intrastructure Investment Coalition monté par des groupes d’investisseurs à la tête de plus de 1 000 milliards de dollars, les stratégies de changement empruntent au vocabulaire géopolitique – les coalitions. Brrr… Les ressources minières, le grand défi : gaz de schiste et lithium, charbon et exploitations destructrices de nappes et cours d’eau commencent à peine à susciter la réaction d’industriels américains à la recherche d’une fracturation hydraulique moins catastrophique, d’une protection de la biodiversité autour des sites miniers. On parle d’investissement de 3,9 milliards de dollars dans les énergies renouvelables d’ici à 2022. Avec mise en œuvre d’une économie circulaire. Trop lent.
Agriculture « régénérative ». Le WWF estime que la moitié des sols fertiles de la planète ont été dégradés depuis 150 ans. Le « smart farming » et l’agriculture urbaines mettent en place des modèles rentables. À condition que le ministre de la Transition écologique, en France, notamment, interdise enfin le glyphosate…
Stockage et recyclage du carbone : le 1,5 °C sera dépassé, il l’a été dès 2016 sous l’effet d’El Niño, ce courant d’air chaud qui génère des élévations de températures de l’océan dans la partie est du Pacifique Sud. Les 36 milliards de tonnes de dioxyde de carbone injectées chaque année dans l’atmosphère représentent aussi un marché gigantesque pour des entreprises qui recaptureraient ce carbone pour le transformer, qui en plastique (recyclable), qui en ciment renforcé par des injections massives de carbone, qui en matériaux de revêtement. Ne rêvons pas : ce sont des ponctions insuffisantes…
RSE et durable : une stratégie de Responsabilté sociétale des entreprises engage les salariés dans des attitudes « petits pas » de recyclage et de préservation de l’énergie et de l’eau.
Les systèmes énergétiques locaux (microréseaux) : une grande tendance, sensible dans les pays en développement, à l’échelle d’un bâtiment, d’un quartier, d’un village, celle des unités de production et de consommation d’énergies renouvelables, souvent alimentées par des panneaux solaires. En 2016, on estimait leur capacité énergétique autonome à 13 gigawatts, avec 40 milliards de dollars d’investissement à la clé d’ici à 2020 et batteries.
L’économie collaborative touche les entreprises : des services d’optimisation du transport du fret et des colis aux sous-locations de bureaux inutilisés, il s’agit d’utiliser et de rentabiliser les infrastructures, les équipements, les espaces. Le coworking (analysé dans Écoréseau Business n ° 53) en fait partie. L’économie collaborative, selon certains experts, transformera les entreprises encore plus fortement qu’Internet.
L’économie de la mer : cette blue economy à 2 500 milliards de dollars par an vise à minimiser les dégâts causés par la surpêche, les transports, l’exploitation des ressources marines. Mais le combat reste inégal… .
COP : Conférence des parties. Composée de tous les États membres de la conférence (États parties), elle vérifie la bonne application (ou pas !) des objectifs des conventions internationales adoptées.
Olivier Magnan