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C’est à peu près comme tout. Ce que l’on ne voit pas n’existe pas. Pourtant, le handicap, lorsqu’il est invisible, n’est pas pour autant imaginaire. Cancer, maladies auto-immunes, maux de dos, dyslexie, diabète… Des millions de Français·es subissent les assauts de diverses affections et peinent à faire valoir leur souffrance dans le monde du travail en France. La reconnaissance de leurs maux passera par la sensibilisation et l’abolition des a priori.
« Nous ne vous renouvellerons pas. Vous êtes trop faible. Changez de métier. » C’était en décembre 2021, pourtant, Marine, 24 ans, porte toujours les stigmates de cette annonce fracassante de son employeur. « Je ne suis pas faible », assure cette jeune éducatrice spécialisée. Elle travaillait alors dans un foyer pour enfants des Ardennes (08), non loin de la frontière belge. « Je ne comprenais pas. La veille nous avions discuté du futur. Je n’avais jamais mis en danger les jeunes », souffle-t-elle. La cause de ce rejet est invisible. Elle est pourtant bien réelle : Marine est atteinte d’endométriose. Une de ces maladies qui ne se laisse pas percevoir, seulement ressentir.
On les appelle les handicaps invisibles. Parce qu’un tiers ne peut imaginer son existence si la victime décide de ne pas en parler. Ce ne sont pas pour autant des maladies ou affections imaginaires. Elles représentent environ 80 % des handicaps, soit plus de 9 millions de Français·es selon l’APF France handicap. Paul, votre collègue que l’on surnomme affectueusement le dinosaure de la compta, parce qu’il occupe son bureau depuis plus de vingt ans, est peut-être sujet aux crises d’épilepsie. Et Séverine, l’adorable secrétaire du patron, beaucoup moins gaie depuis quelques semaines, a peut-être appris qu’elle avait un cancer du sein. Mais comment pourriez-vous le savoir… Parce qu’elles sont multiples, ainsi que leurs symptômes, les maladies et affections invisibles sont méconnues du grand public, et, conséquemment des entreprises. Une situation qui fertilise le terrain de la discrimination.
Établir un contexte favorable à la communication
L’Afa Crohn RCH France, association dédiée aux malades atteint·es de la maladie de Crohn ou de rectocolite hémorragique, révélait en 2017 que 81 % des personnes victimes de maladies inflammatoires chroniques et intestinales (Mici) ont connu des difficultés au travail en raison de leur maladie. Pour 45 %, la Mici a constitué un frein à l’évolution professionnelle. Pire, chez les interrogé·es en situation de chômage, 67 % estiment que la maladie en est la cause et 36 % déclarent qu’elle est la raison de leur licenciement…
Comme Crohn, la plupart des maladies invisibles sont éligibles à la reconnaissance de la qualité de travailleur·se handicapé·e (RQTH) délivrée par la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH). Selon le ministère du Travail : « Se faire reconnaître travailleur handicapé permet d’avoir accès à un ensemble de mesures mises en place pour favoriser l’insertion professionnelle des personnes en situation de handicap et leur maintien dans l’emploi ». Un précieux sésame qui permet au·à la titulaire et à l’employeur d’obtenir des aides. Mais aussi favoriser l’insertion professionnelle, car, toutes les entreprises françaises de 20 salarié·es ou plus sont tenues à une Obligation d’emploi des travailleur·ses handicapé·es (OETH) à hauteur de 6 % de l’effectif. Or, la RQTH en question ne précise pas le handicap dont il est question. Le révéler ou non, c’est un choix qui reste personnel.
« Le fait de ne pas parler, c’est le premier tort », affirme Anthony Martins Misse, entrepreneur en situation de handicap particulièrement engagé dans le domaine de l’inclusivité. Et de continuer : « Le handicap invisible peut créer une frustration chez celui qui l’ignore et chez celui qui le porte. L’absence de communication créera une incompréhension. Lorsque la personne en situation de handicap se plaindra de douleurs ou de fatigue, elle ne sera pas forcément comprise ni entendue par celle qui vit sa vie sans difficulté particulière. » Pour le·la travailleur·se, oser dévoiler sa différence à ses employeurs est avant tout gage de sécurité. Mais lorsque la maladie s’attaque à l’intimité, cette étape peut s’avérer bien plus délicate.
Pour Marine, c’est le parcours du combattant. Non seulement sa maladie n’est pas reconnue éligible à la RQTH mais en plus, il n’est pas évident – oui, encore aujourd’hui – d’expliquer à son employeur ou à ses collègues masculins ce qu’est l’endométriose. Pourtant, victime de douleurs quotidiennes qui peuvent aller jusqu’au malaise, elle parle. « Mon employeur m’a dit qu’il trouvait important que mes collègues soient au courant de ma maladie. Puis il m’a prise au dépourvu », regrette-t-elle. C’est finalement lors d’une réunion, en présence d’une vingtaine de collaborateur·rices, qu’elle se voit forcée de dévoiler sa différence. Depuis cette dernière expérience, la jeune femme confie : « Maintenant j’ai peur de me faire avoir. Mais je pense que c’est important qu’ils·elles le sachent. » Encore faut-il que le contexte soit favorable à l’écoute… « La personne en situation de handicap doit se sentir libre de parler. Pour cela, l’entreprise doit démontrer qu’elle est tout à fait ouverte », convient Anthony Martins Misse.
La diversité : un apport humain important
Et être ouvert, c’est aussi se renseigner. « Tant qu’on est pas touché ça ne nous intéresse pas. Donc nous n’en parlons pas », soupire Marianne Riviere, présidente de l’Association française du lupus et autres maladies auto-immunes (AFL +). Au titre des handicaps invisibles méconnus, les maladies auto-immunes tiennent une place de choix. Parmi elles, le lupus, une maladie rare et chronique qui touche entre 30 000 et 40 000 personnes en France. « Les malades atteint·es de lupus sont sous traitement immunosuppresseur ou biothérapie. Cela cause nécessairement de la fatigue », explique Marianne Riviere.
Comme pour une personne sur un fauteuil roulant, les personnes en situation de handicap invisible, en raison de leurs symptômes, ont besoin que leur travail soit adapté. « Pour la fatigue, cela peut être un mi-temps, ou des horaires aménagés. Je pense que le télétravail pourrait aider, il permet aux travailleur·ses de se ménager des plages de repos », assure la présidente de l’AFL +. Pour la maladie de Crohn des toilettes doivent être facilement accessibles et disponibles. Pour Marine et son endométriose, un frigo, pour ranger son déjeuner qui ne comporte pas d’aliments susceptibles de déclencher une inflammation. Un bureau assis-debout pour une personne qui souffre de maux de dos…
Reste à convaincre les dernier·ères sceptiques que le handicap, invisible ou visible, n’impacte en rien la qualité du travail de ces salarié·es. « Les employeurs se font des idées, ils ont des a priori sur le handicap », lâche Marianne Riviere. Évoquant, notamment, la crainte de se voir présenter des arrêts de travail : « J’ai eu en tant qu’employeur quatre agents sous statut de travailleur handicapé. L’une d’elle avait une sclérose en plaque. En sept ans elle ne m’a présenté que deux arrêts de travail. » Cette employée a depuis quitté l’AFL +. « Je la regrette encore aujourd’hui ! Son travail était remarquable », ajoute la présidente. En mai 2020, une étude de France stratégie pour le gouvernement rappelle que « l’augmentation de l’effort consenti pour embaucher des travailleur·ses handicapé·es ne pénalise pas la performance économique et financière des entreprises ».
La diversité en entreprise constitue un apport humain qui n’est pas négligeable. Le changement des mentalités passera d’abord par de la sensibilisation. Et dans ce domaine – comme dans le judo paralympique – Anthony Martins Misse est passé maître : « Nous augmentons la sensibilisation durant la semaine pour l’emploi des personnes handicapées au mois de novembre. Mais ce n’est pas suffisant. Le handicap se vit tous les jours. » Ce changement peut aussi passer par la formation, notamment celle des jeunes « en école de commerce et de management », selon ses mots. Mais avant tout : « Le handicap est une question humaine. Le premier conseil, c’est juste de savoir faire preuve d’humanité et de bon sens. Car in fine, nous serons tous·tes concerné·es. » Nul n’est à l’abri de l’accident de vie.