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« Pour changer le monde… pensez à changer de slip. » Assis entre « potes » dans un café, Guillaume Gibault, fraîchement diplômé de HEC, l’affirme: il pourrait vendre n’importe quoi ! Comme des slips sur Internet. Des slips avant tout français. Ses amis n’y croient pas, Guillaume relève le pari. Sans trop se poser de questions. Le lendemain, et malgré l’euphorie retombée, le futur entrepreneur ne renonce pas. Aujourd’hui, Le Slip français s’invite comme l’une des entreprises auxquelles on pense, spontanément, dès lors qu’il s’agit d’aborder la question du made in France. De ce pari sur la vente de sous-vêtements… ressort un acteur qui a lutté avec le gouvernement contre la pandémie covid-19 – production de masques et de blouses pour les soignants.
Les chiffres :
■ 23 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2021
■ 600 000 clients
■ 400 produits
■ 120 salarié·es
■ 20 boutiques en France
Votre parcours avant Le Slip français…
Je suis sorti de HEC en 2009. J’ai travaillé pour Bio c’ bon, la chaîne de supermarchés spécialisée dans le bio, en tant que chef des ventes. Je devais m’occuper du réseau, quatre magasins à mon arrivée, dix quand je suis reparti. Une fierté. Mais surtout, j’ai compris une chose en travaillant à Bio c’ bon : j’avais plus que jamais envie de monter ma boîte. Je dois beaucoup à Thierry Chouraqui, mon patron de l’époque. Ce n’est pas un spécialiste, mais un entrepreneur : c’est-à-dire qu’il trouvait des solutions à tout. La vraie vie. Moi, je devais faire en sorte que des magasins ouvrent. Si ce n’était pas le cas… eh bien c’était de ma faute ! Je trouve cette responsabilité hyper stimulante, ça m’a transcendé. Mais cette entreprise, ce n’était pas la mienne.
Votre création, ce sera Le Slip français. Il paraît que tout démarre d’un pari entre amis ?
Oui. On prenait un café entre potes au Sauvignon, en bas du Bon Marché [à Paris, ndlr]. On rigole ensemble et je leur dis que je pourrais vendre n’importe quoi ! Comme des slips sur Internet, des slips français. Personne ne me croit. On lance les paris. Le lendemain, j’ai toujours cette envie de vendre ces slips. Je n’avais pas de boutique au départ, je misais tout sur le Web. C’est courant aujourd’hui, c’était fou à l’époque, en 2011. Je n’étais pas inquiet de grand-chose. Je savais qu’Internet allait jouer un rôle majeur dans le secteur de la mode. Des slips, ça ne s’essaie pas, et les hommes, quand ils sont satisfaits, ils rachètent. Je croyais en mon modèle. On a vendu notre premier slip le 15 septembre 2011.
Et pourquoi le made in France ?
Il me faudrait vingt ans de thérapie pour comprendre le rapport que j’ai avec la France. J’ai un attachement irraisonné envers mon pays, c’est difficile à expliquer. Et j’aime les marques élégantes, comme Lacoste, Louis Vuitton ou Hermès. Des marques inaccessibles pour beaucoup de Français et Françaises. J’avais cette envie de démocratiser ce que pouvait faire le luxe. Les gens ont aussi besoin de se reconnecter avec le produit qu’ils achètent. Avec Le Slip français, j’ai voulu rapprocher le consommateur final avec la fabrication – et l’intégralité du processus. Redonner du sens à ses achats, valoriser les savoir-faire français, je tenais à tout cela. Fabriquer à l’autre bout du monde pour pas grand-chose, pour ne pas dire rien, mais dans des conditions déplorables, acheminer le tout en France et vendre à bas coût… puis recommencer, je trouve ce système absurde. Ce n’est pas viable.

Le Slip français est vraiment 100% made in France ?
Vous savez, je crois que l’on ne peut pas faire plus made in France que nous. Vraiment. Car depuis la bobine de fil, tout est fabriqué en France. Évidemment le coton ne pousse pas chez nous, mais ensuite la découpe, le tricotage ou encore l’assemblage – jusqu’à l’étiquette – se déroulent en France, dans les ateliers de l’entreprise Lemahieu. Disons 99,99% si vous voulez pour la simple et bonne raison que le coton ne pousse pas en France. En revanche, si l’on ne fabrique qu’avec une matière lin, à base de chanvre ou via du recyclé, là on peut produire à 100% sur notre sol. C’est aujourd’hui 5% de notre offre.
Quand on parle du « fabriqué en France », on pense au Slip français, mais à qui d’autre ?
Bien sûr que l’on pense au Slip français! Après, spontanément, quand j’évoque le made in France, j’ai tout de suite en tête l’entreprise 1083, pour les jeans français. Saint-James, pour la confection de vêtements marins. Ah tiens, les verres Duralex aussi (l’entretien s’est déroulé avant l’annonce de la suspension provisoire de la fabrication chez Duralex en raison des coûts de l’énergie, ndlr…). Après, nous, on tenait à mettre l’adjectif « français » dans notre nom de marque. Ce qui fait peut-être la différence aujourd’hui. Notre nom, efficace, rappelle directement le made in France. Clair, net et précis, on ne peut pas se tromper.
Comment a évolué l’offre du Slip français ? Débourser plus de 30 euros pour un sous-vêtement, c’est assez cher, non ?
À l’origine, on ne proposait qu’un seul slip, pour les hommes. Un modèle quatre couleurs. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. Car nous avons plus de 400 produits aujourd’hui – et qui se destinent aussi aux femmes : plusieurs modèles de sous-vêtements, soit 40% de notre offre, les pyjamas, 20%, les chaussettes et chaussons, 20%, la partie homewear, 15%, et les maillots de bain, 5 à 10%. Bref, une offre beaucoup plus large qu’en 2011… Oui, il faut compter entre 35 et 40 euros pour un sous-vêtement. Donc la clientèle est plutôt aisée, des cadres supérieurs un peu partout en France, d’une moyenne d’âge de 42 ans. Cher ? Mais les clients gardent nos produits assez longtemps.
En moyenne les gens, même habitués, nous sollicitent deux fois par an. C’est peu, mais c’est logique ! Les deux tiers de notre chiffre d’affaires s’opèrent en rachat, on travaille beaucoup sur la fidélité créée avec nos clients.
Vous parlez de chiffre d’affaires, détricotez-nous Le Slip français en quelques chiffres…
En 2021, l’on a enregistré 23 millions d’euros de CA. Pour 600 000 produits fabriqués auprès de 80 partenaires et une vingtaine de boutiques aujourd’hui en France. L’entreprise est rentable depuis 2019. Derrière Le Slip français et son capital se trouvent deux fonds d’investissement et moi-même, qui ne suis plus l’actionnaire majoritaire. Mais toujours évidemment le président de l’entreprise et son plus fidèle porte-parole !
En 2020, LSF devient entreprise à mission, ça change quoi pour vous ?
« Réinventer avec panache l’industrie textile française », voilà notre mission ! Aujourd’hui, sachez que nos 120 salarié·es sont capables de définir ce qu’est la mission de notre entreprise. On a obtenu ce statut en 2020, nos objectifs n’ont pas forcément changé depuis, mais maintenant ils sont écrits noir sur blanc. On voit cette année les hausses du coût de l’énergie, des transports, des matières premières, l’impact environnemental dû à une production à l’autre bout du monde. Alors oui, on doit réinventer cette filière du textile. Et si l’on ne parvient pas à nos objectifs ? Eh bien l’on perd notre statut d’entreprise à mission. Mais c’est tout, il ne se passe rien. Si en revanche vous ne réalisez pas les bons chiffres, que votre CA, vos bénéfices et vos marges se réduisent, vous risquez de mettre la clé sous la porte.
Encore aujourd’hui, l’impératif financier prime sur tout le reste, notamment les objectifs sociétaux et environnementaux. Ce qui montre que l’on n’a pas encore activé le bon logiciel. Dépassons le modèle de Milton Friedman, selon lequel l’entreprise ne doit faire que du business. Si l’on continue dans cette voie, on brûlera notre planète. Au-delà de l’Ebitda (indicateur de l’excédent brut d’exploitation, le cash-flow, ndlr), l’entreprise d’aujourd’hui doit impulser le changement. Et se retrousser les manches pour ses citoyens, ce que l’on a fait pendant la pandémie covid-19 en produisant 200 millions de masques et 12 millions de blouses. L’entreprise moderne doit tester aujourd’hui ce qui est souhaitable pour demain.
Pour notre projet L’Usine du futur, on a fait venir sur le salon MIF Expo 25 entreprises, 40 machines et 80 ouvriers, le tout sur une superficie de plus de 1 000 m2 pour montrer aux visiteurs comment nous produisons, la matière que nous utilisons et pourquoi nos vêtements valent tel ou tel prix. En produisant en France, on fait moins de marge que tout le monde, on le sait, mais on reste alignés avec nos valeurs et on crée de l’emploi local. Non, non et non, un tee-shirt ne peut pas coûter cinq euros, ça n’existe pas, dans aucune économie du monde – ou alors ces mêmes tee-shirts sont fabriqués dans des conditions que vous ne voulez pas connaître.
Comment réagissez-vous quand vous voyez de grandes pointures baisser le rideau, comme Camaïeu ?
Je me dis que faire vivre une entreprise – peu importe la taille –, c’est difficile. Et qu’il faut être capable de prendre de vraies décisions, de se renouveler en permanence, de se remettre en question. Car parfois l’on se fait rattraper. Quand je vois Camaïeu baisser le rideau, je pense d’abord à tous ces salarié·es qui se retrouvent sur le carreau. Ce qui a fonctionné par le passé ne marche plus forcément en 2022. Une boîte doit savoir innover, s’adapter. L’épisode Camaïeu, c’est un grand moment de lucidité, ça remet les idées en place.
Une stratégie qui n’exclut pas les jeux de mots… culottés
« Le changement de slip, c’est maintenant », à l’occasion de la campagne présidentielle de François Hollande. « Le temple du slip », « le slip de mon Aix » ou « Abbesses ton slip » : les noms de certaines boutiques du Slip français – respectivement situées rue du Temple et dans le quartier Montmartre à Paris et à Aix-en- Provence.
Si l’on demande à vos salarié·es ce qu’ils pensent de vous, que répondraient-ils, selon vous ?
J’espère qu’ils diront que je suis inspirant. Que j’ai pas mal d’idées et que je les tire vers le haut. Je fais confiance à mes collaborateurs. Il m’arrive souvent d’être impatient ! Je lance des idées et j’ai envie qu’elles se concrétisent assez rapidement ! Alors oui, je supervise moins les projets que je ne les lance… Heureusement, Foucault, le directeur général, est là pour assurer le suivi. Moi, mon rôle c’est de fédérer, de montrer que mon idée fonctionne, de convaincre mes collaborateurs d’un projet, et si tout le monde y croit, derrière ça fonctionne.
Le Slip français est très présent sur les réseaux sociaux, ce serait quoi, pour vous, les ingrédients d’une communication réussie ?
Une communication qui a du sens, authentique. Qui ne triche pas. Il ne sert à rien de s’inventer une vie, ça se verra tout de façon ! Bien communiquer, c’est communiquer au bon format et au bon moment. C’est se demander : comment vais-je être le plus audible possible ? Porter des valeurs fortes. Mais des valeurs qui vous caractérisent. Et l’émetteur compte tout autant que le message lui-même, il doit s’inscrire dans les valeurs défendues par l’entreprise. Deux personnes s’occupent à temps plein de la communication du Slip français sur les réseaux sociaux. Et un community manager m’accompagne pour gérer mes propres réseaux. J’essaie de publier régulièrement sans être hyperactif, je privilégie la qualité à la quantité.
La France a enregistré près d’1 million d’entreprises créées en 2021. Demain, tous entrepreneurs ?
Tout le monde ne peut pas devenir entrepreneur. Et tout le monde ne doit pas le devenir. Entreprendre n’est pas inné, c’est quelque chose qui s’impose à vous au cours de votre vie. Certains deviennent entrepreneurs sur le tard. Mais quoi qu’il arrive, si vous avez la fibre entrepreneuriale en vous, si vous avez cette envie de créer votre boîte, vous franchirez le cap un jour ou l’autre. Moi, je suis devenu entrepreneur, ça s’est imposé à moi. Mon père était assureur et ma mère travaillait dans l’informatique. Je n’étais pas forcément prédestiné à entreprendre, mais plus à exercer un job salarié. Si je n’étais pas devenu entrepreneur, s’il n’y avait pas eu ce pari entre amis, qu’aurais-je fait ? je n’en ai aucune idée…
Toute cette reconnaissance, cette énergie et sympathie autour du Slip français, je ne m’y attendais pas. Jamais je n’aurais pu l’imaginer en 2011, c’est complètement fou !
Qu’est-ce que l’on peut souhaiter au Slip français dans les années qui viennent ?
Eh bien de poursuivre notre innovation, notre R & D pour mener à bien notre mission. Nous avons pas mal de projets, nous avons signé des contrats de licence pour deux événements majeurs. Avec France Rugby à l’occasion de la Coupe du monde de rugby en 2023. Et pour les Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024. Avec toujours cette volonté de faire rayonner la France.
Sans transition. Vous faites quoi de votre temps libre ?
Je m’occupe des enfants et me consacre à ma famille, évidemment. Je fais pas mal de sport, comme de la boxe, de la course à pied, j’aimerais refaire un peu de planche à voile aussi. Et à côté de ça, quand je n’écoute pas du Daft Punk, je lis beaucoup : Joseph Kessel, Romain Gary, André Malraux… J’apprécie énormément les biographies, les documentaires inspirants d’entrepreneurs, Steve Jobs par exemple…
Et vous lisez pas mal d’articles de presse sur Le Slip français, ça vous fait quoi ?
C’est toujours très gratifiant, même si – peut-être ne devrais-je pas le dire – je commence à avoir l’habitude. Mais surtout, bien plus que flatter l’ego, parler de nous accélère notre activité, nos missions. Ce qui va de pair avec de plus en plus d’emplois créés. Toute cette reconnaissance, cette énergie et sympathie autour du Slip français, je ne m’y attendais pas. Jamais je n’aurais pu l’imaginer en 2011, c’est complètement fou ! J’étais là au bon endroit et bon moment, et j’ai su jouer ma carte à fond.
Propos recueillis par Geoffrey Wetzel et Jean-Baptiste Leprince
À retrouver également dans ce numéro :
Notre grand dossier : Pourquoi travaillons-nous ? Question fondamentale à l’heure des « bullshit jobs » !
Parmi nos autres sujets : villes et mobilité durable et un détour… par la machine à café, l’incontournable de la vie de bureau.