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« À un moment donné, il fallait que j’arrête d’être une fille sage pour reprendre mon destin en main, moi, qu’est-ce que je veux faire vraiment ? ». Rendre fiers ses parents n’a pas de prix. Pauline Laigneau le sait, ses études prestigieuses à l’École Normale Supérieure, puis un peu plus tard, à HEC, c’était avant tout pour faire plaisir à ses parents. Son papa, autodidacte, l’encourageait à faire de longues études. Un diplôme, c’est pouvoir choisir. Mais une fois la case « grandes écoles » cochée, Pauline Laigneau commence à penser à elle. Ce qu’elle veut faire, c’est entreprendre. Créer quelque chose, de ses mains. Alors que son (futur) mari demande à l’épouser, la quête d’une bague de fiançailles ne se déroule pas comme prévu. Alors qu’elle s’attend à rêver dans les grandes boutiques de luxe, place Vendôme notamment, la jeune femme se heurte à un monde peu accueillant et loin d’être moderne. Ce qui devait constituer les plus beaux moments de sa vie devient désillusion. Trouver une bague de fiançailles se transforme peu à peu en un parcours du combattant. L’entrepreneuriat nait souvent d’un pépin personnel. Pauline Laigneau – avec son mari Charif Debs – entend bien réinventer le secteur du luxe. Place à Gemmyo, en 2011, marque de joaillerie made in France. Pas simple de se faire une place, même minime, dans ce monde-là. « On avait zéro contact, peu d’apport », les néo-entrepreneurs pensent alors à un modèle sur-mesure: pas de stock au départ, les clients commandent sur le site avant fabrication, plus personnalisée. Un business model en rupture avec ce que les grandes maisons ont coutume de faire. Piano-piano, Gemmyo grandit, ouvre des boutiques, et devient rentable en 2016. Pauline Laigneau aurait pu en rester-là, c’était sans compter sur le succès de son podcast « Le Gratin », dans lequel elle s’entretient avec des entrepreneurs, des poètes, des artistes… pour parler de thématiques variées.

Pauline Laigneau

En parallèle, l’ancienne de l’ENS livre ses leçons, une demande des internautes, pour briser le tabou des galères d’entrepreneurs, ou du management. Entre autres. Aujourd’hui, Pauline vit en Suisse, et partage son temps entre Gemmyo, ses podcasts, et sa formation au management qu’elle vient de lancer. « J’aimerais dire que j’ai un équilibre de vie optimal, que je suis libre à 15 heures pour aller faire un peu de natation ou de course à pied… hélas non ! », sourit l’entrepreneuse. Le prix de l’indépendance sans doute ?

Enfant, quand vous vous imaginiez plus grande, vous pensiez à quoi ?

J’ai eu la chance d’avoir des parents qui avaient beaucoup d’ambitions pour moi. Mon père me demandait sans cesse ce que je voulais faire plus tard. Et j’aurais dit, vers 6-7 ans, que je souhaitais devenir présidente du monde. Je vous rassure, j’ai bien changé: la politique ne m’attire absolument pas ! J’aime raconter cette anecdote, car une petite fille qui s’imagine présidente, et non pas d’un pays mais du monde, je crois que c’est assez rare… en termes d’ambition, les jeunes filles sont souvent plus modérées que les petits garçons.

Il y a la théorie, et la réalité. De mes désirs presque mégalos, j’ai ensuite avant tout voulu faire plaisir à mes parents. C’est ce qui comptait pour moi, suivre de grandes études pour eux. Alors, telle une fille modèle, j’ai emprunté le parcours classique: l’ENS tout en sachant pertinemment que je ne voulais pas enseigner. Avec le recul, peut-être ai-je pris la place de quelqu’un d’autre ? Puis, j’ai fait HEC.

Donc vous fréquentez des écoles prestigieuses… mais vous choisissez la feuille blanche, l’entrepreneuriat ?

Oui, j’avais ce besoin de créer. De bâtir quelque chose, moi-même. J’entendais monter une entreprise, mais laquelle ? Dans quel secteur ? Le déclic s’est opéré à travers une expérience personnelle, c’est souvent comme cela d’ailleurs. Charif, qui allait devenir mon futur mari, avait demandé ma main. Alors voilà venue la quête d’une bague de fiançailles. Rien de plus excitant, ce sont des moments que l’on n’oublie pas, on se met à rêver un peu. On décide avec Charif d’aller se promener place Vendôme, le graal. Et là, j’ai déchanté. Vraiment. Nous étions très étonnés de notre expérience : le monde de la joaillerie est censé nous faire rêver… il a créé de la distance. Un univers peu accueillant, froid, pas du tout personnalisé. De là, nous avons pensé à Gemmyo. Avec le désir de créer une marque de joaillerie chaleureuse, plus humaine, moderne, dans l’air du temps. Accessible aussi. Gemmyo voit le jour en 2011.

Vos débuts, difficiles j’imagine ? Vous ne connaissiez personne dans ce milieu ?

Non, on ne connaissait personne dans la joaillerie. Nombre d’entrepreneurs qui montent une boîte dans le luxe ont souvent un entourage qui baigne dans le milieu. Ce qui explique que ça a pris un peu de temps pour décoller. Mais la force de Gemmyo, proposer un regard nouveau au sein d’un univers poussiéreux. Quand vous n’avez pas beaucoup d’argent au début, ce qui était notre cas, vous vous adaptez. Notre business model ? du sur-mesure. C’est pourquoi l’on a attendu quatre ans avant d’ouvrir des boutiques, en physique. Au départ, notre offre se cantonnait à Internet : les clients commandaient sur le site et ensuite on achetait les pierres avant de passer à la fabrication. Ce qui limitait notre stock.

Techniquement, notre modèle s’appuyait sur un BFR (besoin en fonds de roulement, ndlr) négatif. En moyenne, un joaillier en France détient un bijou 646 jours avant de réussir à le vendre… une éternité, on ne pouvait pas se le permettre ! En dehors de la famille et des amis, on a vendu notre premier bijou au bout de 3-4 semaines, à une dame d’Angers, toujours cliente chez nous !

Boutique Genève - GEMMYO
Boutique Gemmyo située à Genève, Suisse

Arrivent ensuite vos boutiques physiques pour Gemmyo…

Au départ, Gemmyo, c’est une joaillerie 100% en ligne. Et puis on a dû s’adapter aux demandes de nos clients. Pour lesquels une bague de fiançailles, ça s’essaie aussi en boutique! Le côté humain dont je vous parlais. On a ouvert notre première boutique en 2015. Aujourd’hui, vous pouvez retrouver Gemmyo à Paris, Lyon, Bordeaux, Aix-en-Provence, Toulouse, Bruxelles et Genève. Notre marque, c’est de l’artisanat français, de la joaillerie fabriquée en France. On dispose d’ateliers un peu partout sur le territoire. Actuellement, un client qui passe commande chez nous doit compter entre trois et cinq semaines pour le délai de fabrication. Mais un besoin moindre en stock signifie aussi un prix plus juste…

Gemmyo en chiffres, ça donne quoi ?

Là où vous ne pouvez pas entrer dans certaines grandes maisons sans avoir… 50 000 euros à dépenser, on a fait le choix d’être plus accessible ! Notre gamme varie entre 1000 et 15000 euros, évidemment cela reste un budget, Gemmyo, ce n’est ni de la joaillerie fantaisiste, ni le segment du luxe inaccessible. Notre cible ? plutôt urbaine, élégante, attentive aux détails, discrète, qui fuit le blingbling, et âgée entre 30 et 55 ans. Notre clientèle reste cependant très francophone, à 85% française… le déploiement à l’international constitue un levier de croissance à l’avenir, comme nous avons commencé à le faire avec la Suisse et la Belgique. Même si ça a été long au départ, l’entreprise Gemmyo est devenue rentable en 2016. Avec un résultat d’exploitation d’1,5 million d’euros en 2021, et un peu moins d’1 million en 2022. Aujourd’hui, Gemmyo a bien grandi et compte 75 collaborateurs.

Le saviez-vous ?
Pourquoi « Gemmyo » ? « J’ai toujours aimé le Japon, un pays à l’esthétique impeccable et qui met l’expérience au cœur de tout. C’est ce qui nous a inspirés, Charif et moi-même. Gemmyo, appelée également Genmai, l’impératrice japonaise du Ier millénaire, réputée pour sa force de caractère. Une femme raffinée, d’une modernité folle pour son temps. »

Comment fonctionne la répartition des rôles avec votre mari ?

On a pas mal de chance car moi et mon mari sommes très différents. Lui est ingénieur, et moi plus créative avec une fibre littéraire. Alors non, ce n’est peut-être pas très originale, mais mon mari s’occupe du volet gestion : les questions administratives, financières, RH, etc. Moi, c’est plutôt toute la partie visible, la communication, création de contenus, tout ce qui va doper notre désirabilité auprès de notre cible.

Ce qui explique un écart de notoriété entre vous deux ?

Oui j’en suis consciente. Quand on pense Gemmyo, on pense sans doute Pauline Laigneau avant Charif Debs. Mais c’est le résultat d’une discussion entre nous, lui ne souhaite absolument pas être sous le feu des projecteurs.

Vous êtes très présents sur Instagram, la com, ça compte beaucoup pour vous ?

La communication, c’est le nerf de la guerre. Beaucoup de choses se passent sur Instagram, du moins encore pour quelques années. Les réseaux sociaux, c’est un levier de notoriété et de désirabilité considérable. Mais c’est un travail exigeant au quotidien, honnêtement c’est plus difficile de publier des photos de bagues ou de bijoux que de vêtements, plus complexe de mettre en avant les premiers, car plus petits. C’est la pandémie qui a poussé Gemmyo à conforter sa stratégie sur les réseaux sociaux. Avant on priorisait davantage la publicité offline.

Bagues GEMMYO

D’ailleurs, c’est le fameux chat rose qui nous a fait connaître. On a joué sur cela évidemment, notre chat a eu pas mal de retombées dans les médias. Les grandes marques ont pour habitude de se lier à des animaux: la panthère pour Cartier, le serpent pour Bulgari, l’araignée pour Chaumet… quand même des animaux assez agressifs ! Alors nous, ce sera le chat. Au début, pour émerger en tant qu’entrepreneurs, il faut se démarquer presque à l’excès… avant de retrouver au fil du temps une approche un peu plus consensuelle, pour toucher une clientèle plus large.

Gemmyo en quatre dates :
2011 : naissance de l’entreprise (cofondée par Pauline Laigneau, Charif et Malek Debs)
2015 : ouverture de la première boutique physique
2016 : Gemmyo devient rentable
2021 : EBITDA positif à 1,5 million d’euros.

En dehors de Gemmyo, le grand public vous connait grâce au « Gratin » ? Pourquoi ce podcast ?

Au départ, le podcast s’appelait « La crème de la crème ». Honnêtement, cette initiative, c’était avant tout pour moi. J’avais cette envie d’échanger avec des personnes inspirantes, que j’avais envie de rencontrer… sans ce podcast c’était plus difficile. Dans mon métier, je me suis parfois sentie seule, j’avais du mal, spontanément, à aller vers l’extérieur. Ce podcast, d’abord un prétexte pour rencontrer les gens que je voulais, et puis, ensuite, pourquoi ne pas en faire profiter tout le monde ? J’ai d’abord commencé avec les interviews, puis je recevais des messages d’auditeurs sur les réseaux sociaux qui me sollicitaient pour parler de telle ou telle problématique. Alors, j’ai créé un autre format, plus pédagogique avec l’envie de transmettre mon expérience : les leçons.

Le podcast, un métier qui vous séduit ?

Oui, c’est vrai, ça me plaît beaucoup. Surtout j’ai le sentiment d’être utile, à mon échelle. Je reçois pas mal de demandes d’agences de communication pour faire passer une personne en particulier dans mon podcast, je refuse souvent. Tout simplement parce que je veux que mon podcast soit le moins daté possible… je ne parle pas énormément d’actualité. J’invite des personnes différentes les unes des autres, des entrepreneurs, des artistes, des poètes, des sportifs. Mes invités ont parfois plus de 80 ans. J’aime recevoir les gens avec beaucoup d’expérience, ils ont quelque chose à raconter. Moi personnellement, vous m’interviewez à presque 40 ans… revenez dans dix ans, je serais sans doute plus intéressante !

Y a-t-il un échec qui vous a forgée ? Avez-vous un mentor ?

L’ÉNA. J’avais réussi les écrits donc je me présentais à l’oral, peut-être l’ai-je trop pris à la légère. C’était un entretien de personnalité, on m’interrogeait sur ce que je voulais faire, mes passions… résultat 2/20. Oui, 2/20, c’est catastrophique. Une claque. De quoi me remettre les idées en place. Ce jury-là m’a fait comprendre que je passais l’ÉNA pour les mauvaises raisons, pour cocher la case. Moi la créative, entrepreneuse, sur les bancs de cette école ? C’est presque antinomique. C’est à ce moment que j’ai compris que je devais faire ce que je voulais, moi, et arrêter de faire plaisir.

Le paraître, être conforme aux attentes des autres, c’est quelque chose qui m’a longtemps suivie, aujourd’hui ça va mieux même si l’on ne s’en défait jamais complètement. Des mentors, j’en ai plusieurs. Si je devais en citer un: Jacob Abbou. Que j’ai connu à HEC. Hélas il nous a quittés il y a quelques mois. C’était un entrepreneur de l’ancienne génération, d’une si grande honnêteté et d’une extrême générosité. À HEC, on avait des « missions », comme des projets. Et Jacob était mon mentor. Quand j’ai fait mon pitch devant lui, il n’est pas passé par quatre chemins : c’est de la m..de ! J’étais choquée. Mais il avait raison. Il m’a bousculée… c’est lui qui m’a aidée à prendre mon destin en main et qui m’a appris à arrêter de prétendre pour être dans le vrai.

Vous vous intéressez beaucoup au management, que l’on met souvent à toutes les sauces, c’est quoi le problème en France ?

Je ne sais pas s’il y a un problème de management en France, c’est surtout que manager, en soi, est difficile. Parce que les gens que vous encadrez changent. Parce que vous aussi vous changez. Manager, c’est faire face chaque jour à des cas particuliers. Après, oui il existe aussi des personnes brillantes avec une attitude déplorable.

Moi pendant des années, j’étais une mauvaise manageuse. Je ne prétends pas être parfaite aujourd’hui, loin de là. Mais j’ai appris. La première étape, une remise en question, je pensais être compétente en management alors que je ne l’étais pas ! En 2015, j’ai eu un électrochoc : mon équipe s’est, en partie, délitée. Nombre de mes collaborateurs sont partis, pas le choix, c’est de ma faute. Après tout c’est moi qui les ai recrutés. On est responsable de sa vie. Plus récemment j’ai créé une formation au management avec des cas très concrets : c’est quoi un bon feedback ? Faut-il le faire en public ? Comment gérer les personnes sensibles en tant que manager ? Ce type de questions. Les bouquins sur le management pleuvent… mais ce qui compte à mon avis, c’est de répondre à des interrogations pratiques, deux personnes qui ne se supportent pas dans mon équipe, comment je procède ?

Si je vous demande un conseil à donner aux futurs entrepreneurs, vous adresseriez-vous de la même façon à un homme et à une femme ?

Je ne fais aucune différence. Oui des femmes sont maltraitées dans le monde. C’est indéniable. Et il faut tout faire pour lutter contre. Mais je crois qu’aujourd’hui, en France en 2023, être une femme dans le monde de l’entreprise n’est pas un inconvénient. À mes débuts, dans le monde du luxe, une jeune femme qui se lance, nombre d’hommes âgés ne me prenaient pas au sérieux, c’est vrai. Les mêmes qui ont dépassé leurs préjugés aujourd’hui et avec lesquels je parle business. Femme ou homme, je donnerais les mêmes conseils à celles et ceux qui aspirent à l’entrepreneuriat.

Et donc, votre conseil ?

Je crois que l’écueil principal est de ne pas passer assez de temps à faire les choses. On débat trop sans agir. Moins de réflexion et plus d’action. Passer six mois à peaufiner son business plan, c’est bien, mais ça ne remplace pas le terrain. La vraie vie, c’est cette capacité à créer des produits, vraiment, à les rendre désirables auprès d’une cible, à les vendre. Parfois, vos fichiers Excel se confrontent au réel, un entrepreneur doit aimer faire.

Sans transition. Une journée type pour vous, ça ressemble à quoi ?

Je n’ai pas vraiment de journée type… je travaille beaucoup mais j’imagine que ce n’est un scoop pour aucun entrepreneur ! Je ne me lève pas si tôt, vers 7 heures 30 en général, je commence à travailler vers 8 heures 30 jusqu’à 20 heures le soir ainsi que le week-end. J’aimerais dire que j’ai un équilibre de vie optimal, que je suis libre à 15 heures pour aller faire un peu de natation ou de course à pied… hélas non. De simples séances de méditation, d’une vingtaine de minutes, me permettent de souffler. J’essaie de voir des amis au maximum.

Vous êtes optimiste, comment vous voyez le monde en 2040, en 2050 ?

Plus que jamais, à l’avenir, l’humain sera au centre de tout. D’abord car nous serons toujours plus nombreux. Suffit de regarder les prévisions démographiques, c’est assez stupéfiant. De cette inquiétude, en ressort l’espoir de créer toujours plus de grandes choses avec forcément davantage de personnes intelligentes, créatives, innovantes. Je crois à une société de plus en plus forte.

 

Propos recueillis par Geoffrey Wetzel et Jean-Baptiste Leprince

À retrouver également dans ce numéro :

 

Notre grand dossier : le syndrome de l’imposteur – ces talents qui se méjugent.

Parmi nos autres sujets : la création en franchise, vers quel investissement se tourner quand on parle immobilier, et surtout, quel collègue de bureau êtes-vous ?

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