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Virginie Guyot a été la première et la seule femme à prendre le commandement de la Patrouille de France. Claire Cano, promo HEC 2012, a créé LuckyLoc pour permettre aux professionnels de l’automobile de déplacer leurs véhicules en les louant à des particuliers pour 1 euro. L’une entreprend sa vie avec brio, l’autre crée une entreprise. Rencontre avec deux femmes qui ont contourné tous les obstacles.
Comme vous êtes vous lancées l’une et l’autre dans de tels défis ?
Virginie Guyot : Toute petite, je rêvais d’être pilote de chasse. En réalité, le déclic s’est produit lors d’un baptême de l’air à l’âge de 12 ans. J’ai eu envie de voler. Mon éducation a ensuite conditionné ce choix. Je souhaitais faire un métier d’action, où je pouvais me sentir utile, mettre mon quotidien au service de mon pays. Bref, ma passion de l’aéronautique, associée à cette vocation militaire, ont naturellement guidé mon parcours.
Claire Cano : En 2009, je suis partie en Nouvelle-Zélande effectuer une année d’échange universitaire dans le cadre de mes études à HEC. Sur place, au bout du monde, j’ai découvert l’entrepreneuriat et le concept du « drive away » et j’ai eu envie de dupliquer l’idée sur le marché français. J’ai lancé le projet LuckyLoc, au cours du Master Entrepreneurs que j’ai effectué par la suite, avec un autre étudiant HEC, Idris Hassim, mon associé dans l’aventure. Bref, j’avais eu une bonne idée, il fallait absolument que je la développe, pour que ce ne soit pas quelqu’un d’autre qui s’en charge !
Avez-vous rencontré des obstacles dans la construction de votre projet professionnel ?
VG : Bien sûr, la formation de pilote de chasse est une formation très difficile, très sélective, qui s’échelonne sur plusieurs années et qui nécessite un investissement personnel intense. Après mes études d’ingénieur, j’ai attaqué trois années de formation militaire et aéronautique. Puis j’ai suivi des formations dans les écoles de pilotage de l’Armée de l’air avant d’être affectée à Reims sur l’avion d’arme que j’avais choisi : le Mirage F1CR, monoplace de reconnaissance tactique et d’appui-feu. A 25 ans, diplômée chef de patrouille sur Mirage F1CR, je suis partie sur le théâtre d’opérations extérieures en Afrique et en Afghanistan. En 2008, j’ai eu la chance d’être sélectionnée pour intégrer la Patrouille de France, sur la base de Salon-de-Provence. Après une année de commandant en second (« Charognard »), j’en suis devenue le leader pour la saison 2010. En 2012, j’ai rejoint l’état major de l’Armée de l’air à Paris au sein du Bureau « Emploi des forces », avant de prendre ma retraite il y a tout juste un an. Bien que très riche, cette vie professionnelle s’est construite au prix de sacrifices. Ainsi, j’ai souvent été éloignée des miens, ce qui ne m’a pas empêchée d’avoir trois enfants, le premier alors que je volais sur le Mirage F1CR, les deux autres après mon expérience à la Patrouille de France. Il m’a fallu concilier ce désir d’être maman et ma passion de pilote.
CC : La création d’entreprise n’est pas non plus un long fleuve tranquille ! Notre concept étant très innovant, il nous a fallu convaincre des professionnels de nous suivre dans l’aventure. Auparavant, les agences qui louaient des véhicules en aller simple faisaient rapatrier leurs voitures et camionnettes en les mettant sur des camions, sur des trains, ou devaient envoyer leurs employés à l’autre bout de la France pour aller récupérer le véhicule. Cela leur prenait du temps, mais surtout beaucoup d’argent ! Nous avons voulu proposer un vrai service gagnant-gagnant. Des petits acteurs du marché nous ont fait confiance dès le départ. Je pense notamment à Fly Car, loueur de voitures et d’utilitaires en région parisienne, qui a été le premier à nous suivre. Aujourd’hui, beaucoup de professionnels utilisent LuckyLoc pour rapatrier leurs voitures. Mais nous n’en sommes qu’au début : l’idée doit séduire le plus grand nombre pour nous permettre de faire du volume. Il y a encore des a priori à lever. Heureusement, nous sommes accompagnés par des entrepreneurs aguerris, des personnes dont le métier est d’aider les jeunes créateurs d’entreprise. Nous avons également eu la chance d’être conseillés par le cabinet Accuracy et hébergés par Paris Pionnières, première plateforme d’innovation des femmes entrepreneures. Bref, nous nous sommes entourés de professionnels dont l’aide nous est précieuse.
Quelle(s) satisfaction(s) tirez-vous de vos expériences professionnelles ?
VG : J’ai eu la chance d’avoir une belle carrière. L’Armée de l’air m’a apporté ce que j’étais venue y chercher : des valeurs fortes, de la solidarité, du leadership, de l’action et de l’aventure. Cette expérience m’a forgée et épanouie. J’ai eu la chance de réaliser mon rêve et j’en suis fière.
CC : J’ai encore peu de recul sur cette première expérience professionnelle. Nous avons développé un concept qui rend service et qui fait économiser des centaines d’euros aux personnes qui l’utilisent. LuckyLoc permet en effet à des particuliers de louer une voiture ou un utilitaire en aller simple pour 1 euro symbolique, en rapatriant le véhicule d’un loueur professionnel. C’est donc la solution pour partir en week-end ou déménager pour pas cher. C’est un service qui est par exemple idéal pour les étudiants qui sont sans cesse à la recherche de bons plans pour se déplacer et déménager de façon peu onéreuse. Aujourd’hui, nous avons d’ailleurs plus d’inscrits sur notre site Internet que de véhicules inscrits. Je pense que LuckyLoc contribue de manière positive à l’évolution de la société, orientée vers le partage. La consommation collaborative, c’est passer de la propriété à l’usage, c’est partager, recycler, c’est consommer moins mais mieux : par souci écologique d’une part, mais surtout économique. LuckyLoc, c’est un peu tout ça : on permet aux agences de location de résoudre leur problématique de rapatriement tout en comblant le besoin des particuliers de se déplacer pour moins cher. C’est gagnant-gagnant car tout le monde fait des économies, et c’est écologique car on évite que des voitures circulent à vide ! Je ne me voyais pas entreprendre n’importe quoi, je suis donc satisfaite de cette voie.
Vous avez l’une et l’autre dirigé des équipes. Quelle est votre vision du management ?
VG : Je crois qu’un leader, même s’il doit fixer un cap, donner des objectifs et prendre des décisions, doit être avant tout fédérateur. C’est dans ce sens que je pense avoir été un bon leader, qui doit savoir être à l’écoute, responsabiliser ses équipiers pour les mettre en confiance et les impliquer. Ainsi, chacun doit se sentir indispensable à la réussite collective de la mission. Un bon leader doit aussi savoir bien communiquer, c’est un point clé du management. Enfin, il doit être exemplaire en toutes circonstances. Je pense l’avoir été avec mes huit équipiers de la Patrouille de France.
CC : Avec nos collaborateurs, nous appartenons à la génération Y. Nous avons donc une vision très collaborative du travail : nous consultons, nous demandons l’avis, nous réfléchissons ensemble à la stratégie de demain. Avec mon associé, bien sûr, nous dictons la voie à suivre, mais notre démarche consiste à associer l’ensemble de l’équipe à notre réflexion. Cela nous semble une évidence.
Quelle est votre perception de l’échec ? Y avez-vous déjà réfléchi ?
VG : Pour réussir, il faut forcément vivre des échecs. On ne peut pas être bon dès le début. Ces échecs doivent déclencher une réflexion, une prise de conscience voire une remise en question, pour progresser et s’élever. Mais l’échec me fait peur, je l’avoue. D’ailleurs, quand j’étais jeune, je ne voulais pas dévoiler mes ambitions, j’avais peur que mon entourage me prenne pour une folle car je m’attaquais à quelque chose d’inaccessible. En réalité, j’avais peur de décevoir si je devais échouer. Mais au fond de moi, j’ai toujours su où était ma passion. L’échec n’est pas une peur qui pétrifie, au contraire, c’est une peur qui motive.
CC : Oui, j’ai déjà réfléchi au fait que peut-être, l’aventure ne finirait pas comme je l’entendais. Finalement, nous vivons plein de petits échecs au quotidien : des marchés que nous perdons, un partenariat qui n’aboutit pas. Mais le gros échec serait que l’aventure se termine. Je vous avoue que je ne l’envisage pas très sereinement. Un échec devient dramatique si nous emmenons des gens avec nous. Nous avons une responsabilité sociale. Nos salariés savent qu’il y a un risque, mais nous faisons tout pour le limiter en étant responsables de nos actes. Mais vous savez quand nous sommes entrepreneurs, nous n’envisageons pas autre chose que de développer notre entreprise. Si cela devait m’arriver, je pense que mon optimisme me pousserait vers autre chose. J’espère être assez vigilante sur les petits échecs, ne pas reproduire les erreurs, pour éviter le fiasco général. D’ailleurs, les incubateurs existent pour cela, pour nous aider à être vigilant, à prendre les bonnes décisions, et à éviter le pire.
Un bon chef d’entreprise est un leader. Quelles qualités doit-il avoir ?
VG : Pour moi le leadership est quelque chose de très personnel, il n’y a pas de modèle « tout fait ». J’ai beaucoup observé mes supérieurs hiérarchiques, je me suis inspirée d’eux. Certains étaient parfois très autoritaires mais ils étaient respectés pour autant. C’est à chacun de trouver sa voie, sa façon de se faire respecter, et cela s’apprend sur le terrain avec de l’observation, du bon sens et de la sincérité. S’il n’existe pas de modèle parfait, le leadership doit être en cohérence avec sa propre personnalité. Et puis, un bon leader doit avoir de l’audace, il doit oser ! Il doit être tenace aussi pour faire face aux moments de doute et de découragement. Et j’en ai eu quand j’étais jeune pilote ! Tenir son cap, ce n’est pas toujours facile !
CC : Je suis d’accord… Pour moi, un bon chef d’entreprise doit être à l’écoute de ses équipes, de ses clients, de son marché. Résolument optimiste, il doit savoir garder la tête froide et posséder ce petit grain de folie qui fait entreprendre de grandes choses. J’ai la chance d’avoir un père entrepreneur qui m’a donné une bonne vision des galères, et la passion de ses succès. Il m’a communiqué sa passion. Enfant, je regrettais qu’il ne soit pas plus disponible, mais j’ai des souvenirs forts des moments où il rentrait à la maison avec un énorme sourire parce qu’il venait de signer un contrat. En créant ma boîte, j’ai voulu revivre ces sentiments.
En tant que femme, pensez-vous avoir eu plus de mérite que les hommes pour entreprendre votre vie, votre carrière ?
VG : Honnêtement, évoluer en tant que femme dans un milieu d’hommes n’a pas toujours été facile pour moi, même si avec 22% de femmes, l’Armée de l’air est aujourd’hui le corps de l’Armée le plus féminisé. Mais quand on est jeune pilote de chasse, on doit faire ses preuves, peu importe que l’on soit un homme ou une femme. J’ai eu la chance d’évoluer dans un milieu très professionnel qui juge sur les compétences avant tout. Personne n’a jamais essayé de me mettre des bâtons dans les roues. Au quotidien, j’ai rencontré des hommes qui m’ont appris mon métier, sans se soucier de mon genre.
CC : Franchement ? Je ne vois aucune différence. Quand une femme entreprend, elle ne pense pas à son statut dans la société, elle pense à développer son projet. Je ne pense pas qu’il y ait d’obstacle lié au genre. L’automobile est un métier très masculin, tous mes clients sont des hommes. Pourtant, je n’ai jamais relevé une quelconque remarque sexiste ou déplacée à mon égard. Tous m’ont fait confiance. Le vrai sujet serait plutôt : pourquoi y a-t-il encore si peu de femmes qui entreprennent ? Je ne me l’explique pas vraiment.
Quels sont vos projets pour l’avenir ?
VG : À 38 ans, je suis une toute jeune retraitée. J’ai des projets de reconversion dans l’aviation civile, je suis en train de passer des qualifications en ce sens. Je suis par ailleurs sollicitée par des entreprises qui me demandent de témoigner sur mon parcours. Je trouve intéressant de partager des savoir-faire, des valeurs, de croiser les regards. Je découvre d’autres métiers, je rencontre des gens formidables, ce qui m’ouvre l’horizon et l’esprit. Sinon, je prends un peu de temps avec ma famille. Avant de repartir pour de nouvelles aventures…
CC : Aujourd’hui, notre principal enjeu est de faire connaître notre concept, car même si nous sommes en pleine croissance, LuckyLoc est encore relativement peu connu ! Et puis, dans un coin de nos têtes, nous réfléchissons à nous ouvrir à l’international et à développer des trajets avec nos voisins : l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre ou encore l’Espagne. La route est encore longue…
Propos recueillis par Anne Diradourian