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Catherine Barba est devenue la voix que les managers des grandes entreprises écoutent en matière de e-commerce. Alexandre Malsch a lancé Melty, un média en ligne pour les 18-30 ans, qui cartonne. Interview de deux pointures dans le monde des 0 et des 1, qui ont chacun leur vision.
Quelles sont vos priorités de développement ?
Catherine Barba : Je me suis installée depuis début septembre à New York, aux États-Unis, où je viens d’ouvrir la branche américaine de CB Group. Pour moi, c’était un choix logique, un palier pour observer le e-commerce et voir comment les grandes enseignes se réinventent. Car si la France a les meilleurs ingénieurs du monde, ici perdure une toute autre façon d’envisager la vie d’entrepreneur. Un pays où la technologie et l’innovation sont plus facilement transposables, où les gens sont plus naturellement entrepreneurs. Je suis allée y chercher du souffle et mieux comprendre un marché plus mature.
Alexandre Malsch : Après SnapTrip, la première “real time social serie” entièrement conçue sur l’application Snapchat, Melty innove encore. Nous venons de lancer un nouveau format, une selfie race, sorte de Pékin Express du selfie. L’entreprise a sept ans et ses chiffres la positionnent comme leader des 18-30 ans et media référent de la youth culture. Nous venons de franchir le seuil des 30 millions de visites mensuelles, soit un bond de 18% par rapport à septembre 2014… et nous aimons, nous aussi, l’international (sourire) puisque nous sommes présents dans 32 pays, en dix langues. 50% de l’audience du groupe se fait d’ailleurs à l’international. Nos priorités ? Le développement vidéo. D’ici 2018, 50% de notre éditorial sera conçu sous forme de contenus vidéo.
Que reste-t-il, chez vous, de l’esprit start-up des débuts ?
CB : L’enthousiasme ! Être chez soi, avancer, prendre les décisions, être libre, avec l’envie de bousculer l’ordre établi… C’est ce qui continue à me faire plaisir. Je nourris le sentiment essentiel d’être à ma place, en vivant et en prenant les décisions avec ce brin de folie, sans se poser trop de questions pour ne pas se mettre de barrières. Un peu comme quand on veut un enfant. Face à un marché qui va de toute façon plus vite que nous, il y a forcément de nouvelles zones à explorer. Même avec 20 ans d’expérience, nous sommes toujours des apprenants du numérique. L’esprit d’entreprendre, lui, est le même. La différence se situe sans doute dans une vision plus internationale. Aujourd’hui, je me sens prête, capable de davantage de mobilité. Capable, aussi, de me dire que certains projets ne sont pas notre histoire, et que ce n’est pas grave.
AM : J’ai envie de vous répondre que rien n’a changé. Nous n’avions, avec l’autre co-fondateur, jamais imaginé devenir un média international employant de nombreux salariés. Cela amène d’autres questions. Au démarrage, je ne me projetais pas comme un entrepreneur. L’entreprise, c’était l’outil et ça l’est resté. Un outil qui doit être au service des idées. Parce que l’esprit de la start-up, c’est d’abord de l’humain, une capacité à imaginer, une ambiance, une aptitude à aller vite. Alors nous fuyons le rythme pantouflard, nous sommes sur la brèche, comme une nécessité. Comment ? En faisant attention aux petits détails du quotidien, en nous interrogeant pour savoir si nous n’oublions pas cet esprit justement avec, comme réponse, des prises de décision rapides et radicales. C’est comme cela que s’est fait le lancement de notre SnapTrip cette année. Destiné à devenir un programme phare, il s’est décidé en deux semaines. Chez nous aussi, nous pouvons faire trois ou quatre réunions sur un sujet, mais pas trop souvent (rires). Il est dans notre rôle de créer l’adhésion, celle de gens passionnés, prêts à mettre leurs compétences au service d’un projet.
Vous êtes des références, très écoutées. Avez-vous le sentiment de porter une responsabilité ?
CB : La seule que je me reconnaisse est celle d’encourager l’entrepreneuriat, en particulier féminin. Il n’y a aucune raison qu’il n’y ait pas plus de femmes chefs d’entreprise. Je l’assume à travers les émissions TV que je fais sur M6, ou BFM TV New York, en me rendant dans les écoles pour partager mon expérience, et en investissant directement en tant que business angel.
AM : Vis-à-vis de mes équipes, oui. Mais là aussi, je ne suis que le coach. Je ne peux rien faire seul. En revanche, si mes décisions ne sont pas les bonnes, je peux les mettre en danger. Mon message est clair : ceux qui entreprennent aujourd’hui sans patrimoine, sans avoir fait de grandes études peuvent réussir, avec du travail, notamment dans le numérique.
Des expériences plutôt que des diplômes, des financements sans fonds propres et des acteurs de l’économie traditionnelle bousculés… Le numérique est-il subversif ?
CB : Non, mais c’est une véritable révolution, un vrai choc culturel qu’apporte le numérique. Petit à petit, il irrigue les grandes entreprises, mais il y a encore deux ou trois ans, tout cela était du chinois ! Certains managers, comme ceux d’une grande banque devant lesquels je suis intervenue récemment, sont désormais prêts à l’entendre. Eux seront les hommes du changement ! 65% des métiers de 2020 n’existent pas aujourd’hui, alors notre message est d’abord que tout est en mouvement, que rien n’est figé et que dans ce contexte, l’important est d’abord d’avoir des collaborateurs capables d’apprendre.
AM : Lorsque j’étais à l’Epitech, c’est le projet qui était au cœur de l’enseignement, alors c’est assez logique pour moi. Les codes classiques sont cassés, c’est évident. Mais même pour nous, c’est un défi quotidien. Aujourd’hui, le public 15-34 ans, dont nous avons une connaissance pointue, a sa propre vision de son media. Il faut donc sans cesse rebattre les cartes, tester, innover… Et, pour cela, avoir des potentiels est évidemment fondamental. C’est d’ailleurs dans cette logique que nous avons créé la Melty Talents House, la pépinière du groupe, pour accompagner les talents de demain et être au plus près des tendances.
Vous êtes tous les deux assez engagés(1). Doit-on y voir le besoin de rendre quelque chose ?
CB : D’abord donner ! Donner, je crois que c’est un projet de vie. Ce n’est pas une question d’âge, d’expérience ou de réussite. Ce sont des valeurs que les parents nous inculquent.
AM : Je suis fier d’avoir fait partie du e-G8 ou d’avoir inspiré assez de confiance en 2011 pour devenir le plus jeune membre du Conseil national du numérique. Mais je n’invente rien, je témoigne de mon parcours, je n’ai que 30 ans et n’ai pas envie de me prendre pour un autre.
Vous incarnez la réussite, quid de l’échec ?
CB : D’abord, la vraie réussite est celle qui ne sacrifie pas l’essentiel, c’est-à-dire la famille et le bonheur de partager. Combien d’hommes riches et accomplis selon les standards sont tristes et malheureux ? Quant à l’échec, il n’est jamais agréable. Il fait mal, on a honte mais, finalement, on ne grandit pas sans passer par là. Mais ça, on ne le sait qu’après ! Est-ce que c’est différent dans le numérique ? C’est peut-être une vision un peu déformée (sourire), mais en face de moi, en tant que recruteur ou business angel, une personne qui a monté une start-up qui n’a pas fonctionné, mais qui est allée au bout de l’idée et qui est capable d’analyser les raisons de son échec, est plus intéressante que beaucoup de diplômés.
AM : Ce que j’ai compris, même si cela nous sourit chez Melty, c’est que planter une boîte, n’est pas un problème. Deux, non plus… à condition de ne pas le faire deux fois de la même manière. Cela voudrait dire que l’on n’en a retenu aucune leçon ni expérience. Un ami m’a rapporté récemment un bon mot de la Silicon Valley : celui qui n’a pas planté deux boîtes n’est pas un entrepreneur ! C’est une autre vision de l’entrepreneuriat où la réussite et l’échec sont jugés différemment, où les parcours et les potentiels sont au premier plan.
Quel regard portez-vous sur les grands ensembles que sont les GAFA, NATU…(2) ?
CB : Celui que je partage avec mes clients traditionnels : on ne peut plus faire comme s’ils n’existaient pas. Je regarde leurs idées, mais aussi leur capitalisation boursière qui ne cesse de grimper pour une conclusion simple : ils gèrent la croissance pendant que d’autres gèrent la décroissance. Ils changent les paradigmes. L’erreur serait de les ignorer. Il faut les comprendre. Dans le retail en tout cas, la veille sur ces grands acteurs est désormais quotidienne : leurs outils, leur organisation, leur logistique, leur recrutement sont passés au peigne fin.
AM : C’est juste une formidable chance de les côtoyer. Ils ont créé des écosystèmes incroyables qui font réfléchir. Nous ne nous prenons pas pour ceux que nous ne sommes pas, même si les prochains mois verront la structuration de notre développement international.
Quel avenir alors pour le numérique en France ?
CB : Encore plus de business angels. Quand j’écoute Axelle Lemaire et son discours de start-up nation, je me dis que cela estompe certaines frontières. Mais nous ne pouvons pas nous contenter d’encouragements verbaux alors que le potentiel existe pour que d’autres investisseurs permettent aux idées de décoller. Simplification des démarches, incitation fiscale… Nous sommes encore très loin des États-Unis. Nous sommes lents à changer, très lents. Mais je crois aux vertus de la répétition, un peu comme à un enfant à qui l’on dit « Range ta chambre ! ».
AM : Nous devons être ambitieux, il y a beaucoup à faire. En même temps, quand je vois Criteo ou Blablacar, je pense que ce sont les futurs grands et que la France peut légitimement espérer avoir des entreprises et des groupes de référence dans le numérique dans les années qui viennent. À nous d’avoir l’ambition de leur emboîter le pas et de nous hisser à leur niveau. Un jour peut-être…
(1)Catherine Barba a investi dans des entreprises comme Leetchi, Frenchweb, Trendsboard, Bedycasa. Elle est aussi marraine de l’association “Nos quartiers ont des talents” et du réseau “100000 entrepreneurs”. Alexandre Malsch est quant à lui vice-président du Conseil national du numérique et fit partie du e-G8 organisé à Paris en 2008.
(2)GAFA : Acronyme des géants Google, Apple, Facebook et Amazon; NATU est celui des quatre grande entreprises emblématiques de la “disruption” numérique : Netflix, Airbnb, Tesla et Uber.
Olivier Remy