Temps de lecture estimé : 4 minutes
Les 6 virages incontournables des entreprises
Confinements et télétravail ont laissé émerger les contours d’un nouveau modèle de management. Non sans susciter quelques interrogations.
Ouest France. 8 février 2020. « Le plus grand accélérateur de particules au monde se pare pour la nouvelle physique, peut-on y lire. On va faire un saut gigantesque. Ça va cracher […] » Il est question, là, du grand collisionneur de hadrons. Mais remplacez les atomes par le grand chambardement vécu en entreprise, ces dix-huit derniers mois, et c’est bien à une accélération que l’on a assisté. Il existe une alchimie nouvelle dans l’air. Inédite, la crise sanitaire rebat les cartes, accélère certains processus déjà engagés. Unique, elle n’a pas fini d’être l’objet d’études. Si le monde ne s’est pas encore extirpé de ce mauvais pas, de premiers enseignements se dégagent. Sans parler réellement de révolution, management et RH vivent une véritable mutation. Flash-back et mise en perspectives. Dix-huit mois retracés en six points.
1 – Démocratisation du télétravail
Amsterdam, Londres, Paris, Singapour et San Francisco-Seattle : 2 628 salarié·es de ces cinq métropoles ont vu leurs relations au travail – et plus exactement au lieu de travail – décortiquées entre janvier et février 2021. 51 % d’entre eux·elles travaillent en open space, selon cette étude d’Actineo, l’observatoire de la qualité de vie au travail. 38 % en sont très satisfait·es. « Privilège autrefois accordé à des collaborateurs très qualifiés, au même titre que la grosse voiture, analyse Jean Pralong, professeur en gestion des ressources humaines, titulaire de la chaire Compétences, employabilité et décision RH au sein de l’École de management (EM) de Normandie, ou vécu par les plus précaires, le télétravail va-t-il concerner Monsieur Toutlemonde ? Le télétravail va-t-il se banaliser ? Ou rester synonyme de renoncement à sa carrière ? La généralisation potentielle du télétravail va produire un effet sur la survie de l’open space. Après le sujet des 35 heures qui a poussé à se poser la question du temps à accorder au travail, la période actuelle pose la frontière du lieu. »
2 – Le télétravail a sans doute sauvé bien des boîtes
Dans La comédie (in)humaine, signée de Nicolas Bouzou et Julia de Funès, le télétravail compte parmi les 15 solutions proposées pour avoir des entreprises plus efficaces. Ce livre qui a rencontré un réel succès a été rédigé en 2018. Faut-il qualifier la philosophe et l’économiste de « devins » ? Février 2021, et deux confinements plus tard, l’institut Sapiens vient confirmer leurs analyses. Selon le think tank, la productivité des salarié·es en télétravail a progressé de 23 %. Parce que les entreprises ont poursuivi leur activité avec des gains de productivité, le télétravail aurait ainsi permis de sauvegarder entre 216 et 230 milliards d’euros de produit intérieur brut (PIB) en 2020. La fourchette se situerait entre 167 et 173 milliards de PIB lors du premier confinement, et entre 49 et 57 milliards lors du second, en novembre.
Est-ce pour autant la panacée ? « Ce passage de rien au tout télétravail a fonctionné, constate Marie-Alix Sourisseau, directrice des ressources humaines chez One Man support, cabinet conseils, mais il aura été douloureux également. » Le baromètre de la santé psychologique des salarié·es français·es, réalisé par Opinion Way en mai 2021, pour le compte du cabinet Empreinte Humaine, parle d’une explosion des burn-out pendant la période. Le taux de dépression assorti d’un accompagnement est passé de 21 à 36 %. Et 48 % des managers sont en détresse psychologique, contre 44 % pour les non-managers. Pour Marie-Alix Sourisseau, l’étape d’après se révèle claire : « Maintenant, il convient de rendre le télétravail productif et serein, en un mot épanouissant. Aussi, y a-t-il urgence à définir des règles pour recréer des liens humains malgré la distance. »
3 – L’humilité érigée en valeur de référence
« Je ne sais pas. » « Je ne peux pas tout anticiper. » « Je vous dis ce sur quoi j’ai de la visibilité. » Autant de réflexions que le manager, mais également toutes les strates de l’entreprise, vont devoir adopter. Aucun doute pour Marie-Alix Sourisseau, « cette époque marque la fin du profil du manager hyperpuissant. Cap vers l’humilité et la subsidiarité, autrement dit à chaque degré de management ses prises de décisions. » Un constat que ne viendra pas démentir Charles, patron d’une entreprise de BTP. Le dirigeant doit descendre de son piédestal, du haut de sa pyramide. « Quand on allait vendre avant, on doit maintenant convaincre, analyse-t-il. Le discours “top to down” a vécu. Aujourd’hui, le dirigeant doit donner l’impression qu’il est au même niveau que les équipes, pour mieux les encourager. Engager une forme de conversation. Faire preuve de transparence. Remettre de la proximité. Ou bien encore comprendre les angoisses. Pareil discours n’est pas nouveau. Il était tenu avant, mais c’était de la communication. Ce n’était pas la réalité. »
4 – Management par la confiance
Le terme est presque galvaudé tant il a déjà été utilisé, mais le grand chambardement est l’occasion de le mettre en place. « On peut sans nul doute parler de révolution copernicienne, commente Patrick Levy-Waitz, à la tête de la Fondation Travailler autrement et de France Tiers Lieux, avec un passage du management à la française qui était de proximité physique, centré sur le moyen et pas sur le résultat, à un modèle plus proche de ce qui se passe dans le nord de l’Europe. Ça bouscule ! » Un vrai big bang. « La culture française est présentéiste, souligne à son tour Jean Pralong. Tant que le n+1 n’a pas son collaborateur sous ses yeux, que se passe-t-il ? » Des bons vieux réflexes à abandonner. « La valeur ajoutée du manager ne réside pas dans le contrôle, appuie Arnaud Lacan, professeur associé de management et entreprises responsables à Kedge business school. Durant la pandémie, aucune “trahison” généralisée n’a été remarquée. Aucun dysfonctionnement de masse. La plus grande valeur ajoutée du manager ? Sa capacité à rassembler, à travailler la cohésion du groupe. De là à parler d’un management qui fait peau neuve ? Certains le font déjà. On peut penser au mouvement de l’entreprise libérée. Simplement, la courbe du changement s’accélère. »
5 – Formalisation des processus
« Difficile de se contenter d’une seule manière de voir, de se priver de la contradiction, la plus subtile peut-être de toutes les forces spirituelles », disait Albert Camus dans Le mythe de Sysiphe (1942). Et c’est le cas, en l’occurrence. « Qui fait quoi ? À quel moment ? Les périodes de confinement avec le déploiement du télétravail ont poussé à formaliser les processus, quand ce n’était pas écrit, analyse Maire-Alisx Sourisseau, quand le manager ne peut pas passer une tête par la porte… Un équilibre est à trouver entre l’écriture et la responsabilité laissée à chaque niveau. »
6 – RSE, du verbiage à l’action
Concilier monde des affaires et limites planétaires – l’entreprise contributive. Le titre du livre signé par Fabrice Bonnifet et Céline Puff Ardichivili, pose la question. Plus aucune entreprise n’est en mesure, si elle veut résister, de négliger RSE et transition climatique. Fabrice Bonnifet est à la tête du collège des directeurs de développement durable (C3D), un club de mastodontes de l’économie soucieux du lendemain. La crise a mis en lumière le rôle de l’entreprise dans la protection de l’environnement. Et pas seulement les grosses boîtes. Trois dirigeant·es d’entreprise sur cinq perçoivent une hausse de leurs responsabilités, 46 % sont inquiet·ètes par rapport à leur responsabilité en cas d’impact environnemental lié à l’activité de l’entreprise. Ce chiffre monte même à 52 % au sein des grandes entreprises. Tirée d’une étude Opinium-QBE (acteur dans l’assurance des professionnels), cette succession de statistiques ne témoigne pas encore d’un vrai virage – seul un·e dirigeant·e sur 10 considère la politique RSE comme une priorité –, mais d’une prise de conscience.
Murielle Wolksi