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Copier les idées d’autrui n’est pas une hérésie chez les e-entrepreneurs. Mais les « plagieurs » doivent adapter le concept d’autrui à leur propre marché et créer une affaire pérenne. Pas si commode…

«J’étais à l’écoute de tout, attentif à toutes les idées. Comme un chasseur. Je cherchais LA bonne idée, celle qui me ferait sauter à nouveau dans le vide. (…) J’ai fini par la rencontrer, cette créature. Elle s’appelait half.com. Elle était vraiment très belle. Je me suis approché d’elle pour lui parler. J’avais vraiment envie qu’elle me réponde. » C’est par ces quelques phrases romantiques que Pierre Kosciusko-Morizet décrit dans son livre autobiographique (1) l’état d’esprit et la découverte qui le pousseront au début des années 2000 à fonder PriceMinister, le célèbre site d’achat et de vente en ligne. Très humblement, sans jouer à l’innovateur génial mais en assumant la réalité : alors qu’il travaille dans une banque aux États-Unis tout en rêvant de créer sa propre boîte, il tombe un beau jour sur la plateforme de vente CtoC half.com, également basée aux USA. Il la teste. Le concept lui paraît fantastique. Il se lance alors immédiatement dans une recherche pour savoir si l’équivalent existe en France mais ne trouve rien nulle part. « L’idée n’était pas exploitée. La place était libre. » Bingo. Le jeune homme de 23 ans ne fait ni une ni deux, embarque un ami dans l’aventure, démissionne, travaille le concept pour l’adapter au marché français, monte une équipe et cherche des investisseurs… Le reste de l’histoire est connu ; elle a fait de PriceMinister un leader du e-commerce. Bel exemple d’aventure entrepreneuriale ou plagiat éhonté ? Pas si simple. Pour certains, PriceMinister constitue bien une copie, une version française de half.com. Pour d’autres, il serait réducteur voire lapidaire de résumer cette plateforme à un simple copycat ayant rencontré le succès. Deux secondes… Un « copycat »? Comme dans le thriller de 1995 avec Sigourney Weaver où un tueur en série reproduit des scènes de crimes célèbres ? Non, bien sûr. Mais, dans le fond, il y a un peu de cela. Même si la définition du terme est plus ou moins large selon les avis. « Réaliser un copycat, c’est s’inspirer d’un modèle d’entreprise déjà réalisé ailleurs, le décortiquer pour voir ce qui le compose et l’adapter à son marché », précise Guilhem Bertholet, entrepreneur en série et ancien responsable de l’incubateur d’HEC Paris. D’autres voient les choses sous un angle plus resserré. « Ce n’est pas seulement s’inspirer d’un concept préexistant, explique Cédric Giorgi, co-fondateur de Cookening, fin connaisseur de l’univers des start-up et selon qui PriceMinister, par exemple, ne constitue pas à proprement parler un copycat. C’est reprendre l’idée et l’exécution, par exemple en faisant un site web ressemblant presque au pixel près à l’original. » Les champions, à ce petit jeu-là sont les trois frères Samwer. Non contents d’avoir réalisé l’affaire du siècle en clonant eBay puis en se faisant racheter par celui-ci (53 millions de dollars, tout de même), ils ont fait du copycat une véritable industrie via leur société Rocket Internet (cf. encadré). « Quand ils ont créé Wimdu, par exemple, le site ressemblait comme deux gouttes d’eau à son modèle AirBnB », illustre Cédric Giorgi.
Copier/coller ou copier/adapter ?
Pas de jaloux : Pauline Roux, investment manager chez Elaia Partners, coupe la poire en deux en distinguant effectivement deux sortes de copycats. D’une part, les équipes d’entrepreneurs constatant qu’un business fonctionne bien aux États-Unis et partant sur cette idée, parvenant à lever suffisamment d’argent pour susciter de plus grands espoirs. Dans ce cas, la tendance sera de copier presque mot pour mot le concept. D’autre part, des entrepreneurs reprenant simplement une idée ou un produit et le travaillant pour l’adapter à leur marché. Ces différentes formes de copycats fonctionnent presque exclusivement sur un axe modèle américain/copie européenne. Aucune des personnes interrogées n’avait ainsi d’exemple inverse en tête ; les États-Unis restent le centre de créativité. Les secteurs concernés ? Ils tournent avec le vent. Difficile parfois de distinguer purs copycats et simples idées de business dans l’air du temps. Les applications mobiles connaissent beaucoup de cas de copie, par exemple. Le jeu Flappy Bird – qui a lui-même été l’objet de plusieurs accusations de plagiat – a ainsi engendré nombre de clones. Même chose pour 2048. Les logiciels de recrutement ou de gestion de réseaux sociaux également. « C’est aussi une pratique assez marquée dans le e-commerce, précise Guilhem Bertholet. En France, Sarenza est très inspiré de Zappos. La marque de lunettes Jimmy Fairly est très proche de Warby Parker, reprenant les mêmes codes, les mêmes éléments de pricing, s’adressant au même type de clientèle… ».
Un contexte actuel facilitateur
Si Internet peut être vu comme « le royaume du copy & paste » (Guilhem Bertholet), la pratique du copycat n’est pas pour autant récente ou exclusivement liée à ce domaine. En un sens, elle existe depuis la nuit des temps. Quand le boulanger d’un village inventait une nouvelle recette de pain, d’autres se calaient dans sa roue et reprenaient l’idée. Reste que le contexte actuel est très favorable à ce phénomène. Pourquoi ? Tout d’abord, parce que le nombre de start-up ne cesse d’augmenter et que des dizaines (voire plus) de sociétés se retrouvent sur des secteurs similaires, à travailler sur le même type de business qu’elles estiment porteur. Par exemple, les années 2008-2009 ont vu se développer une grosse vague de modèles « à la Groupon ». Ensuite, l’information circule beaucoup plus vite qu’auparavant. Plus besoin de passer six mois aux États-Unis pour observer les nouvelles tendances, scruter les innovations et essayer d’en percevoir les spécificités. « Depuis quelques années, la presse s’intéresse beaucoup plus aux start-up et présente les nouvelles évolutions assez tôt, précise Guilhem Bertholet. Se lancer dans ce business est devenu « sexy », ce qui n’était pas du tout le cas auparavant ». Cette massification des flux d’information encourage les vocations entrepreneuriales… et la copie des idées novatrices. Le nombre grandissant d’accélérateurs, d’incubateurs, de labs d’innovation, d’investisseurs potentiels et de concours de start-up jouent leur rôle. Enfin, la technologie est beaucoup plus abordable qu’auparavant. Les prix sont moindres. Les barrières et les difficultés moins élevées. Faire le copycat d’un site de e-commerce est, techniquement, facilement réalisable. « Vous avez aujourd’hui les moyens de voir comment est fait un site web, d’en copier certains aspects, d’en « récupérer des bouts », confirme Cédric Giorgi. Surtout dans le domaine du e-commerce, avec des produits facilement accessibles, peu ou pas technologiques. »
D’autre part, sur le plan juridique, les risques sont peu nombreux, voire inexistants du moment que le copieur ne reproduit pas d’éléments relevant de la propriété intellectuelle. « A ce niveau il n’y a pas de différence entre les start-up du Web et les autres entreprises, explique Nicolas Godefroy, avocat associé au sein du cabinet Clairmont. La création, les œuvres, le graphisme, les bases de données, les marques déposées et tout ce qui a été breveté sont protégés. Les concepts, en revanche, ne le sont pas. Il y a d’ailleurs une phrase en droit qui dit que les idées sont de libre parcours. » C’est même l’un des fondements de la propriété intellectuelle : les idées ne sont pas protégées. Copier celle d’un concurrent n’est donc pas répréhensible. Les brevets concernant plutôt l’industrie, les start-up ne sont pas particulièrement mises à l’abri par ce bouclier-là. Quant aux dépôts de marques, ils assurent une protection seulement territoriale – à moins que ce dépôt n’ait été effectué à l’échelle mondiale, mais cela demanderait alors un budget de plusieurs centaines de milliers d’euros. Concrètement, quels risques encourt sur le plan juridique une start-up française reprenant le concept d’une entreprise américaine innovante ? « A priori, elle ne risque rien, note Nicolas Godefroy. Tant qu’elle n’en reprend pas le design, les logiciels et algorithmes protégés ou un nom trop proche… Quand on copie un concept, il faut s’en démarquer sur ces aspects pour ne pas être condamné pour contrefaçon ou ce que l’on appelle en France concurrence parasitaire. » Ne pas être trop proche de son modèle, donc. Nicolas Godefroy cite ainsi en exemple le cas de Fuckbook, version porno de Facebook, condamné récemment car surfant de trop près sur la notoriété de l’original. Le fait qu’un copycat soit sur le même marché que son modèle jouera également en sa défaveur. Mais si les territoires – et donc le marché et les cibles – sont différents, les choses devraient bien se passer. Le copycat pourrait même, à terme, être racheté par son modèle si ce dernier grandit et souhaite conquérir de nouveaux marchés. D’autant plus que, dans les faits, les poursuites sont rares. A moins d’un plagiat ultra-flagrant, la copie est difficile à démontrer sur le plan juridique et les démarches judiciaires peuvent être longues. Et quant à faire appliquer de réelles sanctions si le copycat est hors-USA ou UE…
Une machinerie derrière la vitrine
Peu de risques juridiques, des idées dans l’air du temps plus facilement accessibles qu’auparavant, la possibilité de toucher le pactole… A priori, s’il existe des raisons de ne pas foncer, celles-ci sont bien cachées. Et pourtant… Pourtant, le copycat est loin d’être le coup gagnant assuré, et nombreux s’y cassent les dents. Sur le papier, tout semble facile. Dans les faits, une start-up n’est pas juste une bonne idée de base. C’est aussi pour cela que les copycats dits « successful » ne sont pas vilipendés par la communauté des e-entrepreneurs et que si certains pointent du doigt les projets (trop) peu innovants, la pratique est plutôt bien acceptée et entrée dans les mœurs. Parce qu’elle ne se résumera pas à cela. « Une idée ne se suffit pas à elle-même, résume Pauline Roux. Faire un copycat est un pari risqué car la tentation est de suivre à la lettre ce qu’a fait le grand frère américain. Mais il ne faut pas juste copier l’idée : il faut l’adapter. Avoir un œil sur ses concurrents, c’est bien. Mais vouloir faire exactement la même chose qu’eux, c’est aller dans le mur. » Copier ne suffit pas à définir la stratégie d’une entreprise. Il faut, derrière, développer un site. Un business. S’adapter aux spécificités de son marché. Calculer le bon timing pour ne sortir du bois ni trop tôt, ni trop tard. Être réactif et travailler rapidement sans pour autant brûler les étapes en voulant tout de suite ressembler à son modèle qui, lui, a déjà un an et demi d’existence. « Plus que l’idée, l’important, c’est l’exécution, tranche Cédric Giorgi. Derrière un bon concept, il y a encore énormément de choses à bâtir. Voilà aussi pourquoi l’écosystème ne s’effarouche pas plus que cela de cette pratique. » En clair, il n’est pas donné à tous les jeunes loups ambitieux de réussir en copiant. Derrière une idée copycat, il faut encore construire un projet à valeur ajoutée et le porter. Avoir une vision et une stratégie. Bref : avoir les qualités d’un bon entrepreneur. C’est aussi pour cela que les copycats donnent peu lieu à des poursuites : parce que les « gros », au-delà de l’idée, ont un savoir-faire et des moyens qui, eux, sont difficilement clônables.
Et la protection ?
Copier, soit. Mais, à l’inverse, comment une jeune start-up française innovante peut-elle se protéger ? Éviter de voir son idée originale pillée par d’autres ? D’une part en étant extrêmement prudente dès le départ pour éviter d’être doublée avant même de s’être lancée. Pour que le concept ne soit pas ébruité et n’attise pas l’appétit de possibles concurrents. « Il faut garder le secret le plus longtemps possible sur son projet. Et quand ce n’est plus possible car la start-up a besoin de partenaires financiers et d’associés, il faut par exemple faire signer des accords de confidentialité à toutes les personnes qui seront amenées à avoir connaissance des détails », précise Nicolas Godefroy. Quitte à passer pour un paranoïaque. Dans son livre, Pierre Kosciusko-Morizet explique avoir eu recours à ce procédé – qui a vexé certains de ses potentiels investisseurs – ainsi qu’à des numéros inscrits en filigrane sur les papiers détaillant le projet pour savoir, si fuite il y avait, quel traître maléfique avait divulgué le concept en les photocopiant. Ces techniques ne protégeront pas ad vitam aeternam mais pourront permettre d’avoir un temps d’avance sur la concurrence et les copieurs potentiels, pour ensuite conserver son avantage en ayant installé sa notoriété ; pour être perçu comme le précurseur et ainsi fidéliser une communauté. Car plus que tout, une fois la start-up lancée et son concept connu publiquement, la plus efficace des défenses sera l’attaque. « La meilleure façon de se protéger sera d’aller plus vite que les autres, d’être plus innovant et de se renouveler », résume Pauline Roux. De rester agressif et d’avoir toujours un temps d’avance. Tout en gardant un œil sur ce que font les autres. Qui sait, ils pourraient avoir une bonne idée..
(1) « PriceMinister, toutes les entreprises ont été petites un jour » (1), Pierre Kosciusko-Morizet, Les Carnets de l’info, 2010.
Article réalisé par Jérôme Larsan