Ce que nous apprend sociétalement la mode : l’après-hipster

Modes et contre-cultures pour éviter cette évolution traditionnelle...
Modes et contre-cultures pour éviter cette évolution traditionnelle...

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Et si le jeune branché au look faussement désinvolte signifiait beaucoup sur l’état de la société et son avenir ?

Saviez-vous que la tresse pour homme était en train d’envahir Instagram, après les extensions de barbe ? La mode évolue, et les ringards d’hier seront peut-être dans le vent demain… Mais que va donc faire EcoRéseau dans cette galère remplie de chemises à carreaux, de tatouages, cardigans deux tailles en dessous de chez American Apparel et autres tendances capillotractées ? Le philosophe Gustave Thibond ne disait-il pas qu’être dans le vent n’est qu’une ambition de feuille morte ? Sujet frivole ? Loin de là. Roland Barthes établissait une distinction entre la pratique universelle de la parure et la mode. La mode, ce ne sont pas seulement des vêtements et des accessoires, mais aussi un langage qui s’adapte à un temps et à un espace. Elle raconte une histoire. « Le port d’un vêtement plutôt qu’un autre, écrit Roland Barthes(1), est un acte de signification (…), et donc un acte profondément social. » Il ne faut pas sous-estimer ces sentiments d’appartenance à des groupes d’après Michel Maffesoli, sociologue, professeur émérite à Paris-Descartes, père du concept de tribus postmodernes(2), qui constate la «morcellisation» de la société, la naissance d’une multitude de micro-groupes selon des goûts sexuels, religieux, musicaux, sportifs… « Ces sujets ne sont pas si légers. Les gens se fédèrent avec d’autres en fonction des vêtements qu’ils portent, de la manière avec laquelle ils se coiffent, consomment, s’expriment… Et l’intelligentsia, encore focalisée sur le logiciel de République une et indivisible, n’a pas intégré ce phénomène qui a commencé depuis plus de 30 ans(3). Les jeunes évoluent encore plus en tribu que leurs aînés, et il faut en tenir compte pour les manager, communiquer avec eux et même leur vendre des choses. » Dans les années 2010 l’apparition du hipster – nouveau mot qui mêle sociologie et novlangue lifestyle, comme les Américains savent si bien le faire – à Brooklyn n’est donc pas si anodine. Il représente beaucoup plus qu’une manière de s’habiller d’abord décalée –  devenue par la suite mouvement très «mainstream» grâce aux réseaux sociaux. « C’est un peu la revanche de la Province sur le cœur de ville comme Manhattan », remarque Pascal Monfort, directeur de la mode et de l’image au sein du magazine Sport&Style du groupe L’Equipe, consultant et prospectiviste.

 

O tempora ! O mores !

Ce vénérable barbu au sac à dos Herschel qui hante les coffee-shops et conduit son vélo à pignon fixe serait déjà dépassé. « Il fait partie de ces terminaisons inventées par des journalistes ou communicants souhaitant marquer de leur empreinte leur époque, comme le journaliste américain David Brooks a enfanté des bobos dans les années 2000 avec son livre «Bobos in Paradise : The New Upper Class and How They Got There». De ce fait, les définitions sont généralement floues. On retient donc l’iconographie, avec un homme barbu, moustachu, qui porte un bonnet de laine quelle que soit la saison et a des revers à ses pantalons », explique Pascal Monfort. Le hipster s’empare des nouvelles tendances avant de les abandonner au commun des mortels. Avec une longueur d’avance, celui qui a redonné ses lettres de noblesse aux quartiers de Lower East Side et de Williamsburg promène son regard ironique sur la culture de masse. Il affectionne les quartiers populaires qu’il «gentrifie» (pour ne pas dire «boboïse») : Brooklyn à New York, Silver Lake à Los Angeles, Inner Mission à San Francisco, Shoreditch à Londres ou Belleville à Paris… Mais surtout ce familier des subtils assemblages de looks urbains feint d’être détaché du système. « C’est la définition initiale du cool, le bluesman qui continue de chanter malgré l’esclavage. Rien ne l’affecte, même les contraintes physiques. Le hipster se lève quand il veut et n’a pas de hiérarchie, garde ses baskets, est son propre patron. Il lance des marques de soins pour sa barbe et se veut défricheur, montreur de tendances », décrit Pascal Monfort. Le cool des années 2010 ? Chaque décennie a ses totems (cf. encadré), sauf qu’aujourd’hui ce référent est devenu un eldorado pour les marques de mode, de voyage, de bouche… qui identifient une typologie de consommateurs. Le Bon Marché n’a-t-il pas organisé une exposition, avec un étage dévolu aux hipsters et à l’univers de Brooklyn et des barbiers ?

 

Dans le système cependant

La grande différence avec les hippies ou les punks est que ce mouvement n’est pas hermétique aux marques. « Le hipster est un grand consommateur, il est même assez mercantile. Il lui arrive de lancer des marques, à un prix important. Il peut mettre au point un système particulier pour fumer lui-même son saumon, mais son prix sera indécent… Ses bourriches d’une espèce d’huître particulière se vendront très cher. Le hipster n’est pas du tout révolté », précise Pascal Monfort. A l’époque nos cultures baignaient dans la contestation, avec un imaginaire fort de contre-culture et de rejet du système. La connotation politique était forte, même dans les signes de la mode. « A l’origine les contre-cultures cherchent à sortir du conformisme et des classes sociales. On veut vivre en dehors des grands ensembles massifs dans lequel on ne se reconnaît pas », observe Michel Maffesoli. Mais le paradigme politique d’hier a fait place à un paradigme culturel. « Les hipsters sont critiques, mais ils ne sont pas dans la contestation du système. Ils sont dans le système. L’individualisme contestataire a fait place à l’individualisme consumériste. Il s’agit avant tout de consommer de manière non standardisée, de sélectionner ses produits, de privilégier le bien-être », constate Gilles Lipovetsky, essayiste et professeur agrégé de philosophie, expert de la postmodernité(4). Est-ce à dire que l’imaginaire révolutionnaire s’est effondré ? Certainement. Les vrais contestataires aujourd’hui sont à rechercher parmi les partisans de la frugalité heureuse, mais ceux-ci se comptent sur les doigts de la main. On se différencie par le goût seulement. « Nous ne sommes plus dans le refus de travailler, la non acceptation de l’autorité ou de la discipline. Le hipster gagne bien sa vie, il recherche des produits vintage, écolos, décalés, un mieux-être, un confort, et du coup y passe plus de temps et met plus d’argent que les autres ! Il ne cherche pas à influencer le système, il s’y déploie », insiste le philosophe. Il n’aspire d’ailleurs pas à ce que les gens le copient, vivant très mal le fait de devenir un modèle rattrapé par les marques. Son but est justement de démontrer qu’il n’est pas un pion, une marionnette qui suit la mode de manière moutonnière. En revanche le hipster garde un discours anti-consumériste, « une posture héritée de tous ces mouvements «cools», identiques à celle qu’adoptent les artistes alors que bien souvent ils vivent des subventions et du système en place », ironise Gilles Lipovetsky. Subversion vaine, effets rhétoriques ? Peut-être. « Les postures révolutionnaires ont été incorporées par les marques, voire maintenant sont recherchées », remarque l’auteur de l’essai «De la légèreté»(4).

 

Yuccies et Ubitechs

Qui sera le «nouveau cool» pour lui succéder ? Deux grandes tendances semblent se détacher : les Yuccies, pour Young Urbans Creatives, comme les définit David Infante dans son article de Mashable. Mélange habile de hipster, bobo et yuppie, le yuccie vit aussi dans un quartier gentrifié, est blanc, hétéro, porte une moustache et a un vélo à pignon fixe. La différence tient dans le mot «creative». Il a des lettres et des idées, lit sans cesse, a par exemple étudié l’histoire de l’art à la fac, et a bien souvent quitté un travail ennuyeux ou mal considéré (banques, assurances…) pour se lancer dans l’élaboration de vins natures, de bières artisanales ou de cafés millésimés par exemple. C’est là toute la différence avec le hipster. Il se reconvertit bien souvent dans sa passion, comme la conception de réseaux sociaux basée sur le jeu vidéo ou de chaussettes multicolores dans une matière spéciale et bio. Son passage en entreprise est guidé par son besoin d’apprendre, de valider ses connaissances, ou plus terre à terre d’obtenir un CDI pour rassurer une banque et faire un prêt immobilier. Mais son essentiel est ailleurs. Il veut du sens, être et travailler à la fois. Il veut de la créativité, mais une carte Gold aussi. Membre de la génération Y, il est aussi développeur ou startupper cherchant la prochaine «big idea» mâtinée de préoccupations sociales, écologiques et durables. Il cherche la richesse et la reconnaissance, adore «Richard Branson» qui raconte avoir créé sa première entreprise pour rester autonome et continuer à créer – dans son cas, écrire des livres. Deuxième grande tendance en émergence, les Ubitechs pour ultra-techno-bio qui ne jurent que par le sport, l’outdoor et les technologies. « Fini les chemises en flanelle, place aux vestes technologiques, formées de matériaux élaborés qui résiste au grand froid et évitent la sudation. Place aux innovations techniques contre les intempéries qui magnifient la performance sportive. Une nouvelle tribu est en train de se construire, visant l’ultime confort », décrit Pascal Monfort. Signe majeur, tous les créateurs rachètent des licences de tissus hyper résistants, se tournent vers des matières respirantes et techniques. « A la montagne, l’ultra-bio-techno ne veut plus prendre le télésiège, qui est trop ringard. C’est le ski de randonnée qui sera son activité de prédilection. Ses passions sont tournées vers l’évasion, ses week-ends composés de sorties extrêmes comme des hypertreks ou marathons avec des amis. A New-York 90% des active women pratiquent le yoga avant d’aller au travail. On parle de réconfort par l’effort, et d’active-wear », ajoute Pascal Monfort. Même H&M se montre très actif dans ses développements avec H&M Sport. Nike compte, dans un scenario raisonnable (!), voir évoluer son chiffre d’affaires de 30 à 50 milliards d’euros entre aujourd’hui et 2020. L’»athleisure» (pour «athletic» et «leisure») n’a pas fini de faire parler de lui. Et toute une philosophie et un mode de vie pourraient bien l’accompagner…

  1. Système de la Mode, de Roland Barthes, éd. Seuil, 1967.
  2. Le temps des tribus : le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes, de Michel Maffesoli, éd. La Table Ronde, 2000.
  3. La France étroite, de Michel Maffesoli et Hélène Strohl, éd. Du Moment, 2015.

De la légèreté, de Gilles Lipovetsky, essai, éd. Grasset, 2015.

 

Julien Tarby

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