Le verbatim… de Johan Eklöf, écologiste suédois

Temps de lecture estimé : 7 minutes

Johan Eklöf est l’auteur, entre autres, de l’ouvrage Bats, In A World of Echoes.

Nous tuons la nuit, le plus naturel des cycles, celui qui a suscité des millions d’espèces. Nous éclairons tant et plus les villes, les campagnes et les routes au nom d’une sécurité illusoire quand il ne s’agit pas de publicité. À l’échelle planétaire, la pollution lumineuse détruit le cycle jour/nuit et altère l’écosystème global. Un chercheur suédois, Johan Eklöf, réunit dans son étude scientifique, promenade personnelle dans le monde la nuit, ce que les médias commencent à dénoncer.

Johan Eklöf est un chercheur et écologiste suédois, titulaire d’un doctorat de zoologie, enseignant à l’Université de Stockholm dans le département de l’Écologie, l’Environnement et des Sciences du végétal. Il est l’auteur d’ouvrages sur l’évolution des animaux de la nuit, notamment de Bats, In A World of Echoes (Springer), consacré aux chauves-souris, dont il est une référence de renommée internationale.

Les chauves-souris, les scarabées et les trychoptères ne sont pas les seuls à se plaire dans la nuit. La plupart des mammifères sont actifs au crépuscule. Parmi eux, donc, ce hérisson qui me tient compagnie. La moitié de tous les insectes du globe sont des animaux nocturnes et ces dernières années ont vu un déluge de rapports alarmants concernant leur disparition L’exploitation forestière, les polluants de toutes sortes, l’agriculture intensive et le changement climatique sont souvent cités parmi les causes. Étrangement, on parle peu de la lumière, bien que les papillons de nuit soient l’un des groupes les plus touchés. En partant quêter le nectar dans le noir, ils sont facilement désorientés par l’éclairage urbain. Soit ils renoncent à voler, croyant que le point du jour approche, soit ils sont captés par les faisceaux lumineux alors qu’ils tentent de s’orienter d’après la lune. Dans ce cas, ils finissent par mourir d’épuisement ou sont la proie de prédateurs avant d’avoir pu exécuter leur mission nocturne de pollinisation. Nous avons tous pu observer le phénomène sur notre perron ou sous un lampadaire dans la rue : plus puissant est l’éclairage, plus grande est sa force d’attraction La lumière attire ainsi des populations d’insectes de la forêt vers les villages, de la campagne vers la ville, appauvrissant au passage des écosystèmes entiers. La façade de l’église de Mossebo n’est pas éclairée la nuit, mais il y a malgré tout de la lumière. Quelques lanternes bordent le chemin et le ciel a des reflets orangés dus aux communes densément peuplées des environs. Le terme de « pollution lumineuse », qui désigne toute lumière superflue ayant un fort impact sur nos vies et nos écosystèmes, a été forgé au départ par les astronomes. Il est repris aujourd’hui par tous les écologistes, les physiologistes et les neurologues qui étudient les effets de la disparition de la nuit, car cette disparition ne concerne plus seulement les étoiles et les insectes, mais tout ce qui vit, y compris nous, les humains. Depuis la naissance de la Terre, la nuit a succédé au jour. Chaque cellule de chaque organisme vivant est programmée pour fonctionner en harmonie avec ce rythme. La lumière naturelle calibre l’horloge interne, elle commande aux hormones et aux autres processus biologiques. Jusqu’à l’invention de l’ampoule électrique, il y a environ cent cinquante ans, ces processus se déroulaient, point. Aujourd’hui, leur rythme immémorial est perturbé de façon inquiétante. La lumière artificielle est le nouveau chef d’orchestre, qui tient la baguette et bat la mesure. Des oiseaux se mettent à chanter en pleine nuit, des bébés tortues éclosent sur la plage et prennent la mauvaise direction, les rituels d’accouplement des récifs de corail sous la Lune sont empêchés. La tendance humaine à vouloir éclairer son monde fait qu’aujourd’hui notre planète, vue de l’espace, semble étinceler dans la nuit cosmique. Chaque ville, chaque rue s’aperçoit de loin. C’est l’un des signes les plus manifestes de la nouvelle ère dans laquelle nous sommes entrés, l’anthropocène, autrement dit l’ère des humains. Dans le ciel jaune des villes (que nous avons créées), les étoiles sont rares et beaucoup d’entre nous ne savent même plus à quoi ressemble la Voie lactée. Nous sommes privés de l’une des grandes expériences de la nature : le spectacle de la voûte céleste, avec ses perspectives vertigineuses, ses étoiles filantes, voire, en quelques occasions choisies, la beauté stupéfiante de ses aurores boréales. La pollution lumineuse reste un concept relativement peu connu, mais c’est un domaine de recherche en plein essor. Dans un avenir proche, l’éclairage sera sans doute aussi strictement réglementé que le bruit. Les ampoules LED, ces diodes qui ont rendu possible l’explosion de lumière que l’on constate dans les jardins des villas, les parcs de stationnement et les zones industrielles, pourraient être aussi une solution au problème. Devoir choisir entre lumière et obscurité, entre clarté et noir complet, n’est plus indispensable : nous avons maintenant les moyens de programmer la lumière artificielle, de l’atténuer et de l’adapter aux conditions naturelles. À condition de le vouloir, bien sûr.

Pour ma part, c’est ce que je désire. Avec ce livre, je souhaite mettre en évidence l’importance de l’obscurité pour tous les êtres vivants. J’aimerais restituer, en quelques courts épisodes, des impressions, des expériences et des réflexions tirées de mes vingt années au service de la nuit en tant que chercheur, en tant que spécialiste des chauves-souris, en tant que voyageur et en tant qu’ami de l’obscurité. J’espère que ce livre pourra fonctionner comme une source d’inspiration. Un rappel de l’importance vitale de l’ombre et donc de l’importance non moins vitale de lui permettre de continuer à faire partie de notre vie, en comprenant l’ampleur des dégâts causés par un excès de lumière artificielle Un prétexte à penser et un manifeste en faveur de la nuit naturelle.

La sensitive, ou Mimosa pudica, a une propriété étonnante : c’est une plante sensible au toucher. Si on effleure l’une de ses feuilles, celle-ci se replie comme un parapluie et semble se faner sous le regard de l’observateur. Le même phénomène se produit la nuit. Chaque matin, la sensitive s’ouvre en tournant ses feuilles telles des antennes paraboliques pour capter la lumière du soleil ; au crépuscule, elle reprend sa position de sommeil. Après avoir plongé un spécimen de Mimosa pudica dans une obscurité constante, le botaniste français Jean-Jacques Dortous de Mairan (1678-1771) put constater que les feuilles s’ouvraient pendant les heures du jour alors que la plante n’était pourtant exposée à aucune lumière Il en conclut que, d’une manière ou d’une autre, la plante percevait la lumière solaire Comment ? Mairan ne réussit jamais à l’établir. C’est au cours de la deuxième moitié du xxe siècle que l’énigme fut résolue, grâce à la percée décisive de la génétique. Le jeune Michael W. Young, futur biologiste et généticien, avait commencé à réfléchir dès les années 1960 à la réaction des mimosas et autres plantes aux différentes heures du jour et de la nuit. De là, survint son intérêt précoce pour l’horloge biologique. En 2017, en compagnie de Jeffrey C. Hall et Michael Rosbash, Young décrochait le prix Nobel de physiologie ou médecine : ils avaient réussi à isoler le gène qui commande, chez tous les êtres vivants, de la bactérie à l’être humain, le rythme circadien, c’est-à-dire l’horloge biologique qui régit la nutrition et le sommeil. Ce rythme nous accompagne depuis la nuit des temps et il suit la respiration naturelle, qui va de la nuit au jour à la nuit, indéfiniment. Notre planète est vieille de 4,5 milliards d’années, et elle change au cours des âges. Cela a lieu lentement, ou alors à la faveur d’événements soudains. Des massifs montagneux naissent, des mers se forment, des courants se déplacent, des espèces apparaissent ou disparaissent. Les pôles eux-mêmes ne constituent pas des points fixes. En ce moment, le pôle Nord magnétique se déplace vers l’est, du nord du Canada vers la Sibérie, à une vitesse de 10 kilomètres par an. Une chose cependant reste constante : l’alternance du jour et de la nuit, de la lumière et de l’obscurité. Le Soleil s’est toujours couché à l’ouest pour se lever à l’est, et entre ces deux moments il a toujours fait nuit. La longueur du jour n’a pas toujours été la même. Les horloges atomiques modernes nous révèlent que la rotation terrestre ralentit peu à peu et que, par conséquent, le cycle rallonge : un peu plus de jour, un peu plus de nuit. La vitesse de cette transformation n’est pas spectaculaire, à peine deux millisecondes par siècle, mais si elle a toujours été identique, alors les premières vies sur terre, il y a plus de 3 milliards d’années, connaissaient des jours et des nuits deux fois plus courts que les nôtres. Il existe plusieurs théories quant à l’endroit où serait apparue cette vie primordiale, simples molécules se répliquant elles-mêmes. Dans les profondeurs de la mer ? Sous d’épaisses couches de glace ? Au fond de crevasses montagneuses ? Dans la boue ? Dans un autre endroit de l’Univers, peut-être ? Quelle que soit leur origine, les premiers organismes unicellulaires se multiplièrent rapidement et découvrirent dans ce monde inexploré des possibilités nouvelles. Bientôt, se répandirent sur les mers du globe des cyanobactéries, c’est-à-dire des organismes ayant la capacité d’absorber la lumière solaire et de générer de l’oxygène. Chaque matin quand les rayons du soleil réchauffaient la surface des eaux, les cyanobactéries, que nous connaissons aussi sous le nom d’algues bleues, recueillaient l’énergie lumineuse et remplissaient l’atmosphère d’oxygène. Elles jouèrent ainsi un rôle déterminant dans la composition chimique de l’atmosphère qui allait permettre aux animaux, y compris humains, de se développer. Les cyanobactéries ont posé les fondements de la vie – qui s’est poursuivie avec l’apparition des plantes et de la photosynthèse – et ce rythme primordial, celui de leur fonctionnement, s’est perpétué pour toutes les formes ultérieures du vivant. La première vie pluricellulaire a vu le jour il y 620 millions d’années, à l’époque où le cycle complet jour-nuit durait à peu près vingt-deux heures. L’expression « vu le jour » n’est sans doute pas très bien choisie, étant donné qu’il fallut encore attendre des millions d’années avant que n’apparaissent les premiers yeux ou toute autre forme d’organe sensoriel. Cette époque a connu des formes de vie uniques. Bien que maintenant éteints depuis plus de 500 millions d’années, ces organismes ont prospéré tranquillement sur de gigantesques tapis d’algues, sans avoir à se méfier des prédateurs ni à se déplacer d’un millimètre, et ce pendant des millions d’années. Chaque matin, la lumière solaire traversait la surface de l’eau et changeait de caractère à mesure qu’elle pénétrait vers les profondeurs. Chaque soir, l’influence de la lumière cessait, la nuit naturelle reprenait sa place Et la vie s’adaptait à ces variations .Pour le dire en peu de mots : notre rythme circadien est immémorial, commun à tous les êtres vivants et absolument fondamental. Tout ce qui vit aujourd’hui s’est développé dans un monde où les conditions se modifient de jour en jour et d’année en année. Nos corps s’attendent tout simplement à trouver de la lumière ou de l’obscurité selon des cycles récurrents, plus ou moins longs ou plus ou moins courts. Chaque organisme utilise cette horloge préprogrammée à sa manière. Quand la sensitive replie ses feuilles, l’orchidée sauvage Platanthera bifolia se réveille et intensifie son parfum pour attirer les papillons de nuit. Les abeilles et autres insectes diurnes quittent alors le travail et les pollinisateurs nocturnes prennent le relais. Quelle que soit son espèce, quel que soit son habitat ou son cycle de vie, chacun obéit au même mécanisme fondamental, de la cyanobactérie vieille de 2,5 milliards d’années à l’être humain actuel, en passant par la chauve-souris. Lumière et obscurité régissent l’horloge biologique. Même en l’absence d’informations extérieures, le mécanisme interne continue son tic-tac régulier, qui est d’une durée approximative de vingt-quatre heures, soit un cycle jour-nuit. La lumière du matin nous informe que le cycle recommence : une nouvelle journée vient de démarrer. L’horloge continue de fonctionner tout au long du jour jusqu’au crépuscule, puis dans la nuit, sans cesse informée par les variations de la lumière solaire. La lumière artificielle des lampes, des projecteurs et des façades illuminées n’est évidemment pas prévue dans cette équation, et c’est peu dire qu’elle risque de provoquer des désordres dans le système.

Je commence souvent mes tournées d’inventaire nocturne en m’installant dans un lieu calme, de préférence près d’un cours d’eau Je sors ma Thermos, je me verse un café et je laisse mon cerveau enregistrer passivement les impressions du crépuscule […]

Si on s’éloigne des grandes agglomérations et des autoroutes qui les relient, si l’on s’assied dehors, en spectateur, et qu’on laisse l’obscurité venir à soi, l’intimité avec la vie nocturne devient plus réelle. D’autres sens prennent le relais de la vue ; lentement, imperceptiblement, les bruits et les odeurs changent. On sent que l’air devient plus humide sur la peau. Un engoulevent, oiseau du crépuscule, passe près de moi avec son bourdonnement suggestif. Quelques grenouilles coassent, un plongeon arctique récite au loin sa strophe mélancolique, on entend de l’eau qui coule à une certaine distance. Bientôt, la vision nocturne se construit à son tour et on devine les fleurs de la nuit qui s’éveillent, comme le compagnon blanc Silene latifolia, l’orchidée dite platanthère à deux feuilles et le silène de nuit Silene noctiflora. Elles lâchent dans le sens du vent un sillage parfumé destiné aux pollinisateurs nocturnes. C’est au cours des crépuscules prolongés de mai et de juin que le lilas est à son avantage, et on dit qu’une personne née autour de minuit est capable de voir des fantômes dans les arbustes de lilas le dimanche. En août, la senteur du chèvrefeuille sauvage domine la nuit d’été et son parfum attire les minuscules insectes vers ses fleurs, en forme d’entonnoir. À l’aide de leur longue trompe aspirante, les papillons de nuit se désaltèrent en pompant le nectar et pollinisent la plante. Ils possèdent l’odorat le plus extraordinaire du règne animal : leurs antennes leur permettent de capter les plus infimes molécules odorantes et de découvrir ainsi une fleur ou une partenaire à des kilomètres de distance. Autorisez-vous à vous asseoir dans le crépuscule : bientôt, vous devinerez les chemins invisibles des parfums rien qu’en observant le vol des papillons de nuit. Ceux-ci se sont révélés être des pollinisateurs au moins aussi importants que les abeilles diurnes. Ils rendent même visite à un plus grand nombre de variétés de fleurs, ce qui est d’une importance inestimable pour des écosystèmes intacts et vivants. L’un des papillons que j’observe plonge soudain à pic et exécute un acrobatique looping avant de retourner à ses pistes olfactives. Les papillons ont développé une ouïe spéciale pour entendre l’espèce précise de chauve-souris que je suis censé inventorier ici. Le virage abrupt est une fuite devant l’ennemi. Dans le détecteur à ultrasons, qui rend audibles pour nous les sons émis par les chauves-souris, ça fait un bruit de pop-corn qui explose. Plus la chauve-souris se rapproche du papillon, plus elle émet des sons rapprochés pour localiser sa proie. Le papillon de nuit esquive, feinte, c’est un duel qui se déroule sous le ciel nocturne, accompagné par un bruit rythmé. Au sol, quelques scarabées se hâtent. Les feuilles mortes de l’année dernière bruissent imperceptiblement. L’instant d’après, deux hannetons s’élèvent pour une danse nuptiale et le bourdonnement de leurs ailes supplante un instant le bruit du détecteur. Pas moins d’un tiers de tous les vertébrés et presque deux tiers de tous les invertébrés sont des animaux nocturnes. C’est donc après notre endormissement, le soir, que se produit l’essentiel de l’activité de la nature, accouplements, chasse, dégradation et pollinisation. En tant que chercheur s’intéressant aux chauves-souris, je ne cesse d’être frappé par le peu que nous savons sur la nuit et ses secrets, sur les zigzags des chauves-souris autour des arbres, sur la manière dont elles peuvent déterminer en une fraction de seconde à quoi ressemble le paysage autour d’elles à l’aide des seuls échos renvoyés par les sons qu’elles émettent. La nuit n’est pas le monde des humains ; nous ne sommes là qu’en visite.

Osons la nuit, Tana éditions. Traduction Anna Gibson. L’ouvrage sera en librairie à partir du 6 octobre 2022.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

J’accepte les conditions et la politique de confidentialité

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.