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Le Printemps arabe restera dans l’Histoire comme un formidable mouvement de contestation spontanée des peuples du Moyen-Orient. Mais que reste-t-il aujourd’hui de ce souffle d’air frais passé sur la nuque des dictateurs ? Bientôt trois ans après le début des révoltes, les rapports de force politiques et religieux, la géopolitique internationale, ont repris leurs droits. Et plongé le simple observateur occidental dans le flou le plus total. Tentative de mise au point, pays par pays.
Il était une fois, niché au cœur des sables de l’Orient, une vaste contrée où les rivières charriaient l’eau la plus pure qui soit, où le soleil jamais ne se voilait, où les jeunes gens ne demandaient qu’à vivre du fruit de leur travail. Malheureusement, sur ces terres, régnait un roi indigne, qui ne pensait qu’à s’enrichir, au détriment de son peuple, qu’il accablait de lourds impôts. Un jour, toute la jeunesse se réunit sur la plus grande place de la plus grande ville, et cria son indignation. L’affreux despote, effrayé par le nombre, prit peur et s’enfuit. On ne le revit jamais plus, et les habitants du pays purent enfin connaître la paix et la félicité. Voilà comment tout aurait pu se passer en Tunisie, en Egypte, en Libye ou en Syrie. Malheureusement, la géopolitique internationale, les jeux d’alliances régionales, les rapports de force politiques, l’emprise de certains groupes religieux plus ou moins modérés, n’autorisent pas ce type de scénario à la Walt Disney. Et après le Printemps arabe, certains observateurs ont parlé d’« Hiver islamiste ». Pour filer la métaphore, on pourrait tout aussi bien fustiger un automne anarchiste. Car vu de France, pour les non spécialistes, la situation est aujourd’hui d’une complexité extrême. Au point de ne plus savoir qui gouverne quoi, sous la menace de qui, et avec quel soutien.
Tunisie : La confiscation islamiste… Plus pour longtemps ?
Rappelez-vous, c’était le 17 décembre 2010. Pour la première fois, vous entendiez un nom que vous pensiez rapidement oublier : Mohamed Bouazizi. Un vendeur ambulant de fruits et légumes tunisien, qui venait de s’immoler à Sidi Bouzid, pour protester contre la confiscation de son stock par les autorités. Un fait divers tragique qui allait faire descendre la jeunesse tunisienne dans la rue pendant quatre semaines pour protester contre la répression policière, la corruption, les inégalités régionales, mais surtout le chômage de masse y compris chez les diplômés. Un mouvement qui allait aboutir, le 14 janvier 2011, à la fuite du président Ben Ali, pourtant au pouvoir depuis… 1987. « Cette révolution fut un succès car la Tunisie est un pays où la classe moyenne est importante, décrypte Antoine Sfeir, spécialiste du Moyen-Orient. Malheureusement, le retour des exilés islamistes d’Ennahda a confisqué à la jeunesse tunisienne sa révolution. » Car après le départ du dictateur, s’ensuit une période floue de près d’un an, durant laquelle se succèdent les gouvernements provisoires. Le 23 octobre 2011, sous la pression populaire, sont organisées des élections en vue d’élire une assemblée constituante. Avec 40% des voix, c’est le parti islamiste Ennahda qui en sort vainqueur. « Ennahda, comme les Frères musulmans en Egypte, s’est attaqué à une population rurale et illettrée en leur disant : nous avons souffert pour vous, nous avons été exilés et emprisonnés pour vous. Maintenant, si vous ne votez pas pour nous, vous votez contre l’Islam. C’est un slogan qui frappe très fort chez des gens dont la première identité est musulmane », explique Antoine Sfeir. Depuis son élection, le parti de Rached Ghannouchi ne cesse cependant d’être critiqué. Point d’orgue de cette contestation, l’assassinat de l’opposant à Ennahda Choukri Bellaïd le 6 février 2013, qui provoque la chute du premier gouvernement islamiste. Plus récemment, le 25 juillet 2013, c’est un second opposant, Mohamed Brahmi, qui est tué par balles devant son domicile. A chaque fois, les familles des victimes accuseront Ennahda d’être le responsable des meurtres. Ce second crime ouvre alors une nouvelle crise politique et provoque de nombreuses manifestations partout dans le pays. Au cours de ces dernières, des slogans comme « Ghannouchi assassin », « A bas le parti des Frères », en référence aux liens d’Ennahda avec l’organisation égyptienne, ont été entendus. S’il refuse toujours de démissionner, afin de calmer le jeu, le gouvernement a accepté de fixer la date des prochaines élections au 17 décembre 2013. Leur issue ? « Ennahda craint ces élections, et il vont les perdre. Il n’y aura pas d’Hiver islamiste en Tunisie », prophétise Antoine Sfeir.
Egypte : Vers une guerre civile pro-armée vs pro-Frères Musulans ?
Pour comprendre la révolution égyptienne de 2011, pas besoin de livres d’Histoire ou de licence en Sciences politiques. Non, la lecture seule d’un roman suffit : L’immeuble Yacoubian, de l’auteur égyptien Alaa al-Aswany, paru en 2002. Tous les maux de la société égyptienne s’y retrouvent : corruption, islamisme, inégalités sociales, chômage, difficultés d’accès au logement… Autant de sources de mécontentement qui vont, dans le sillage de la chute de Ben Ali en Tunisie quelques jours plus tôt, précipiter les Egyptiens dans la rue le 25 janvier 2011. Premier objectif des manifestants ? Le départ du président Hosni Moubarak, en place depuis 1981, et la mise en place d’un Etat démocratique. Mais le pouvoir en place ne se laisse pas faire. En plus de réprimer dans le sang les manifestations, il coupe les télécommunications via téléphones mobiles et Internet. Du jamais vu. Mais la protestation se poursuit, notamment via la médiatique occupation de la place Tahrir. Et le 11 février 2011, même pas quinze jours après le début de la révolution, les manifestants obtiennent gain de cause : le départ du président Moubarak. C’est alors l’armée – historiquement très présente dans les arcanes du pouvoir égyptien – qui prend en charge la transition démocratique. Le 17 juin 2012 se tiennent les élections présidentielles. Après bien des hésitations, les Frères musulmans présentent un candidat : Mohamed Morsi. Bien qu’issu de la mouvance islamiste, l’homme a auparavant envoyé quelques signaux rassurants aux opposants traditionnels des Frères, comme les Libéraux, auxquels il promet de participer à l’écriture de la Constitution. Le 24 juin 2012, la commission électorale proclame Mohamed Morsi cinquième président de la République arabe d’Egypte. « C’est alors qu’il va réaliser son coup d’Etat, en s’accaparant le pouvoir judiciaire, en plus de l’exécutif », explique Antoine Sfeir. Une appropriation, doublée d’importantes restrictions en matière de liberté, et d’un durcissement au plan religieux. Beaucoup comparent alors le nouveau maître du Caire à… Hosni Moubarak. Les manifestations anti-Morsi fleurissent alors dans tout le pays, et une pétition rassemble même 22 millions de signataires ! Le 30 juin 2013, ils sont près de 15 millions d’Egyptiens à descendre dans la rue pour demander son départ du gouvernement. De son côté, l’armée enjoint le Président a démissionner. Celui-ci refuse. Le 3 juillet, le général Abdel Fatah Al-Sisi annonce alors le remplacement à la tête de l’Etat de Mohamed Morsi par le président de la Haute cour constitutionnelle, Adli Mansour. L’ancien chef de l’Etat crie au coup d’Etat. « Ce n’est pas l’armée qui a réalisé le coup d’Etat, juge Antoine Sfeir. Elle n’a fait que rétablir le pluralisme. » Depuis, le pays est dirigé par un gouvernement encadré par l’armée, qui mène une répression féroce à l’égard des partisans du Président déchu, et plus largement à l’endroit des Frères musulmans. Le 17 août dernier, le porte-parole de la confrérie a ainsi été arrêté au Caire, et les avoirs des principaux dirigeants islamistes du pays ont été gelés. Les risques de guerre civile ? Ils existent, même si les Frères musulmans, profondément affaiblis, semblent davantage devoir s’orienter vers des actions de guérilla et d’opposition dans l’ombre.
Libye : Un pays éclaté
Tout commence le 13 janvier 2011 dans la deuxième ville du pays, Benghazi. Comme en Tunisie ou en Egypte, les revendications des manifestants sont multiples : davantage de démocratie, un meilleur respect des droits de l’Homme, la fin de la corruption à tous les niveaux de l’Etat, une meilleure répartition des richesses. L’homme fort de Tripoli depuis 1969, Mouammar Kadhafi, prend d’abord des mesures préventives avant de durcir le ton, notamment par l’intermédiaire d’une milice officielle, les Gardiens de la Révolution, qui s’attaque aux manifestants sabre au poing. Débutée en Cyrénaïque (à l’est du pays), la révolution s’étend à tout le pays, et démarre un long conflit entre les rebelles et le pouvoir en place, chaque jour lâché par certains de ses cadres. Chaque ville est alors le théâtre d’âpres combats pour son contrôle. Le 27 février 2011, les insurgés « officialisent » leur sécession en mettant en place un Conseil national de transition (CNT) à Benghazi, rapidement soutenu par plusieurs pays occidentaux, France et RoyaumeUni notamment. Deux pouvoirs parallèles se disputent alors le pays. « Il faut rappeler qu’historiquement, la Libye a toujours été un pays éclaté, où chaque ville a toujours souhaité être capitale, remarque Antoine Sfeir. En 1953, la Constitution donnait même au pays deux capitales : Tripoli et Benghazi. » Le début de l’année 2012 est ensuite marqué par une internationalisation de la guerre civile, au profit des insurgés. Le 19 mars, à l’issue du sommet de Paris, une coalition internationale décide l’envoi de troupes afin d’aider à la chute du dictateur. Dans le courant du mois d’août, la situation militaire bascule dans la région de Tripoli. Le 20 octobre 2011, le dernier bastion khadafiste tombe, et le monde entier découvre presque en direct les images de la mort du dictateur. Le plus difficile commence alors. A l’été 2012, le CNT cède la place au Congrès général national (CGN), une assemblée de parlementaires élus, qui dirige le pays depuis – avec la charia comme base du droit –, et gère la transition avant l’adoption d’une Constitution définitive. Mais derrière cette façade, c’est un pays totalement morcelé, dont l’autorité du pouvoir central et même de l’armée a été fortement ébranlée, qui tente de se reconstruire. « La disparition du bouillonnant Colonel a généré un important vide de pouvoir, accentué par le chaos sécuritaire et la militarisation de la société à la faveur de la guerre civile. Au centralisme autoritaire a succédé une multiplication des potentats locaux », résumait en février dernier dans le Huffington Post Benoît Margo, consultant en géostratégie du Moyen-Orient. Car la Libye est loin d’être un Etat homogène. Tripolitaine à l’ouest, Cyrénaïque à l’est qui a proclamé son autonomie en 2012, Fezzan au sud ouvert sur le désert, sont autant de régions aux tropismes radicalement opposés. « Il faut en plus ajouter à cela l’éclatement tribal et les particularismes religieux », ajoute Antoine Sfeir. Enfin, le 18 septembre dernier, le représentant spécial de l’ONU en Libye Tarek Mitri faisait remarquer que les désaccords entre le gouvernement et les différentes forces politiques du Congrès national général avaient conduit à un scepticisme généralisé à l’égard de la situation politique en Libye. Encourageant.
Syrie : Une priorité : Arrêter l’hémorragie
C’est aujourd’hui le pays qui focalise toutes les attentions. Et pour cause : Bachar elAssad, son Président, réprime dans le sang depuis maintenant plus de deux ans une opposition de plus en plus virulente. Point d’orgue de cette répression : la découverte récente d’utilisation d’armes chimiques contre le peuple, qui a mis la communauté internationale en émoi, et lancé une réflexion sur le bienfondé d’une intervention militaire internationale afin de protéger la population syrienne. Tout a commencé le 15 mars 2011 par une série de manifestations faisant suite à plusieurs appels sur Facebook. Le schéma est ensuite le
même qu’en Egypte, en Libye ou en Tunisie : répression violente du pouvoir en place, contamination des révoltes dans tout le pays, puis mise en place d’une guérilla entre loyalistes et insurgés. Sauf que la répression atteint ici un paroxysme de violence. Contrairement aux autres pays mentionnés plus haut, la Syrie demeure le seul pays où le chef de l’Etat contesté tient toujours. Et s’il plie de plus en plus, bien malin qui pourrait dire quand le régime rompra. D’autant qu’une multitude de rapports de force traverse le paysage politique. « L’opposition doit lutter non seulement contre le régime, mais aussi contre les Islamistes et les Salafistes, explique Antoine Sfeir. De plus, en arrière-plan, se joue ici l’interminable guerre entre Sunnites et Chiites. C’est d’ailleurs pour ça que l’Iran soutient la Syrie. N’oublions pas que le père de Bachar el-Assad avait soutenu l’Iran dans la guerre Iran-Irak. » Pour les Occidentaux, reste une question sans réponse : quelle carte jouer pour désamorcer une situation qui vire chaque jour un peu plus au tragique ? « Il faut avant tout arrêter l’hémorragie, en installant sur les trois fronts syriens des forces des NationsUnies avec droit de riposter, préconise le spécialiste du Moyen-Orient. C’est ce qui a été fait au Liban avec la Finul, et cela a plutôt bien réussi. » Malheureusement, toute décision d’intervention internationale est largement conditionnée par les opinions nationales des pays prêts à s’engager, ainsi que par leurs intérêts dans la région.