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Une analyse signée Camille Cornand, directrice de recherche en économie, et Brice Corgnet, professeur. Et publiée par The Conversation.
Bien qu’ils ne soient pas fréquents, les événements extrêmes risquent d’entraîner des pertes financières considérables, comme l’a encore récemment montré l’effondrement des marchés financiers dans la foulée de l’émergence de la pandémie en mars 2020.
Comment les investisseur·ses réagissent-ils·elles face à des événements aussi dramatiques ? Pour répondre à cette question, nous avons mis au point une expérience qui nous a permis de mieux comprendre la réaction des investisseur·ses aux événements négatifs extrêmes.
Nous montrons notamment que le marché exacerbe la prise de risque en période de pertes extrêmes, ce qui peut s’expliquer parce que le marché amplifie la colère des investisseur·ses qui font face à de grosses pertes.
Prise de risque et émotions
Dans une expérience sur les événements extrêmes qui vise à étudier les décisions d’investissement individuelles, les investisseur·ses tendaient à diminuer leurs enchères après avoir observé des événements extrêmes sans subir de pertes, car cela augmentait leur estimation d’observer à nouveau un tel événement.
En revanche, les investisseur·ses qui subissaient des pertes extrêmes augmentaient leurs enchères, ce qui s’explique par l’accroissement de la prise de risque dans le domaine des pertes. En effet, selon la théorie des perspectives (prospect theory), les investisseur·ses qui subissent des pertes extrêmes recherchent le risque parce qu’ils·elles entrent soudainement dans le domaine des pertes.
En outre, les réactions aux événements extrêmes sont liées à des réactions émotionnelles négatives spécifiques, telles que la colère et la peur. Le rôle des émotions dans l’étude des événements extrêmes est crucial car, par définition, leur occurrence est rare, ce qui entraîne la surprise et une forte réaction émotionnelle.
Le risque extrême constitue une caractéristique essentielle des marchés financiers qui a été mobilisée, par exemple, pour expliquer la demande d’un fort retour sur investissement par les actionnaires par rapport aux rendements des obligations.
Dans notre étude expérimentale récente, nous avons étudié les événements extrêmes sur un marché, où les décisions des investisseur·ses sont interdépendantes. Nous avons ainsi cherché à évaluer si les réactions des investisseur·ses aux événements extrêmes et aux fortes pertes sont atténuées ou amplifiées dans un contexte de marché par rapport à une situation de prise de décision individuelle.
213 participant·es à cette expérience ont ainsi eu pour tâche de placer 300 enchères successives pour acquérir un actif financier qui offrait une petite récompense positive (soit 10, 20, 30, 40 ou 50 centimes) dans plus de 99 % des cas et une large perte relative (1 000 centimes) autrement. La perte était à la fois très improbable (0,67 %) et suffisamment importante pour réduire à néant les gains accumulés par les participant·es et leur faire faire faillite.
Les participant·es ont été affecté·es à trois traitements différents : (i) décision individuelle pure (sans interaction avec les autres participant·es), (ii) décision individuelle avec information période après période sur les choix de prix des autres participant·es, et (iii) décision au sein d’un marché (qui inclue également la même information qu’en (ii)).
Par rapport à la prise de décision individuelle, le marché est caractérisé par un contexte social dans lequel les investisseur·ses observent les informations sur les enchères des autres et se font concurrence. En comparant les traitements de décision individuelle (i) et d’information (ii), nous pouvons isoler la dimension information. En comparant les traitements (ii) et marché (iii), nous pouvons isoler la dimension concurrence du marché.
Contagion émotionnelle
Les traitements ayant été conçus pour être aussi similaires que possible, l’étude montre que les enchères ne diffèrent pas significativement entre les traitements en temps normal. En revanche dans, le cas où des événements extrêmes se produisent, nos résultats confirment les études antérieures : les investisseur·ses qui observent mais ne subissent pas un événement extrême prennent moins de risque, tandis que les investisseur·ses qui subissent un événement extrême prennent davantage de risque.
Les émotions jouent un rôle essentiel pour expliquer les réactions des investisseur·ses aux événements extrêmes. Ces émotions sont affectées par l’interdépendance des décisions des investisseur·ses, qui est inhérente au traitement marché.
Nous avons trouvé que la dimension informationnelle du marché n’a pas exacerbé les émotions et donc les réactions des investisseur·ses aux événements extrêmes. En revanche, nous montrons que la concurrence exacerbe la colère des investisseur·ses qui subissent des pertes extrêmes.
En effet, nous avons constaté que les pertes extrêmes déclenchent une réaction de colère plus forte dans le traitement marché que dans les autres traitements. Comme la colère accroît la prise de risque, nous observons une augmentation plus prononcée des enchères après des pertes extrêmes dans le traitement marché que dans les deux autres traitements.
Ce résultat est conforme à la théorie de l’évaluation des émotions (appraisal theory of emotions), selon laquelle une émotion tend vers la colère si une autre personne peut être en partie tenue responsable du résultat négatif auquel un individu fait face. Dans un marché, où, contrairement aux choix d’investissement individuels, les décisions sont interdépendantes, il est aisé d’attribuer ses pertes au comportement des autres investisseur·ses.
Bien que les marchés n’aient pas encouragé la prise de risque en temps normal, ils ont exacerbé la prise de risque lorsque les investisseur·ses ont subi des pertes importantes. Nos résultats sont donc conformes à l’idée selon laquelle les marchés favorisent la contagion émotionnelle en période de crise. La contagion émotionnelle est sans doute encore plus forte lorsque l’on considère un contexte social plus riche, caractérisé par exemple par l’utilisation de plates-formes de tchat dans lesquelles les participant·es partagent leurs opinions et sentiments sur le marché.
Le phénomène de contagion émotionnelle sur les marchés pourrait alors justifier l’utilisation de « circuit breakers » (disjoncteurs) par lesquels les investisseur·ses évacuent leur colère lorsque les valeurs du marché chutent brutalement.