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Si filmer un policier est de facto interdit, c’est la République elle-même qui masque ses libertés.

Nous sommes dans le flou. Intégral. Nous sommes dans le masquage. Total.
Tout a commencé par le port obligatoire d’un masque qui nous faisait nous gausser des Asiatiques porteurs d’une protection faciale sitôt qu’ils·elles se savaient contagieux·ses de quelque microbe. Mais peur aidant, nous avons tous et toutes plaqué le précieux écran sur nos visages, et sous l’effet de la crainte de l’amende et sous celui de la contagion.
Il y avait belle lurette que le droit à l’image avait obligé les médias télévisés à flouter les anonymes qui n’avaient pas signé d’autorisation de diffusion, a fortiori les interpellés de tout poil qui, coupables ou pas, jugés ou non, avaient droit au respect de leur identité.
Nous étions là dans un masquage social « pour de bonnes causes ». Mais le réflexe du camouflage commence à sombrer dans une paranoïa dont aurait rêvé les auteurs de dystopies, ces projections romancées dans la fiction des futurs totalitaires.
Toute cette flambée polémique jaillit de l’article 24 de la proposition de loi sur la « sécurité globale » présentée par les députés LREM, en écho tardif d’un rapport remis au gouvernement en 2018. Ce fameux article modifie mine de rien la loi base de 1881 sur la liberté de la presse, qui, malgré son appellation, la garantit autant qu’elle ne l’encadre. Et c’est bien d’un encadrement supplémentaire dont il est question ici puisque serait pénalisé d’un an de prison et de 45 000 euros d’amende l’auteur·e de la diffusion de « l’image du visage ou tout autre élément d’identification » d’un policier ou d’un gendarme en intervention, mais uniquement lorsque cette diffusion aurait pour but de porter « atteinte à l’intégrité physique ou psychique » desdits policier et gendarme.
Tout le danger de cette louable intention est ainsi formulé : a contrario, on reste libre de photographier ou de filmer le visage de l’aimable représentant de l’autorité dès lors que c’est sans l’intention de l’identifier ou de lui porter préjudice, ce qui reste bien la volonté de 99,99 % des journalistes et reporters d’images amené·es à « couvrir » manifestations et interventions des forces de l’ordre. Et tout autant celle des passants armés de leurs smartphones qui activent la vidéo au moindre incident dont ils·elles sont les témoins.
Mais comment distinguer l’intention malveillante ?
Comment éviter le risque de considérer a priori que toute image du plus basique des policiers municipaux est illégale ? Gérald Darmanin, ministre des cultes comme des policiers, penche dangereusement dans cette facilité : floutez tout le monde. Autrement dit, les reporters d’image ne pourraient plus filmer en direct la moindre manifestation. Mais bien pire : alors que les journalistes et les simples badauds sont déjà repoussés, molestés, lacrymogénés sitôt qu’ils braquent un objectif sur des CRS pourtant méconnaissables par l’équipement, l’article 24 donnerait pratiquement toute licence « morale » sinon légale au moindre uniforme d’arracher appareils et caméras à des journalistes soucieux de montrer ce qu’ils·elles ont sous les yeux.
Le mardi 17 novembre, un journaliste du réseau France 3 fut ainsi placé en garde à vue toute une nuit pour avoir filmé une « opération policière ». La crainte de l’abus s’est ainsi vérifiée.
Autrement dit, en France, un policier qui maintiendrait sous son genou jusqu’à étouffement mortel un quelconque suspect ne pourrait, comme aux États-Unis, non seulement être montré en pleine action à visage découvert car susceptible d’être identifié et menacé, mais plus vraisemblablement, libérés par l’article 24 et justifiés par la loi, ses collègues se sentiraient libres de rafler tout smartphone susceptible d’avoir filmé le meurtre. Fort heureusement aucun policier ni gendarme en France ne penserait recourir à de tels extrêmes
Il ne faut bien sûr pas livrer en pâture un gendarme ou un policier à des criminels ou à des harceleurs. Mais sans moyens d’investigation poussés, un simple visage ne suffit pas à identifier la personne. Il faut donc bien, comme semble le rappeler le Garde des Sceaux, que soit manifeste l’intention de nuire dans la diffusion. Comme il en donne l’exemple, si un individu poste l’image d’un policier avec lequel il a eu maille à partir en évoquant une quelconque vengeance, à coup sûr il tombera dans le délit évoqué par l’article 24. Mais l’image de Samuel Paty n’a pas même eu besoin de circuler pour que son assassin le retrouve facilement : il a suffi que son nom soit cité et le lycée où il professait.
Un gouvernement qui commence à flouter son bras armé flirte dangereusement avec la licence de tuer à la James Bond. Oui, nous entrons dans l’ère de la manipulation de l’image, comme s’en inquiétait mon confrère Geoffrey Wetzel sur ce même écran hier. Il y avait belle lurette que les criminels se cachaient le visage. Désormais, nous voilà tous masqués et tous potentiellement coupables.
Olivier Magnan