Avons-nous besoin d’une note pour faire société ?

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Geoffrey Wetzel, journaliste-chef de service

Nous vivons bel et bien dans un monde régi par les chiffres. À l’ère de l’évaluation permanente, jamais la société n’a été autant mesurable et quantifiée. Doit-on s’en réjouir ?

Vous aussi peut-être avez-vous déjà noté votre chauffeur VTC, le dernier restaurant dans lequel vous avez dîné, le technicien venu réparer votre téléviseur, le film que vous avez vu la veille, le conducteur de votre trajet « BlaBlaCar », la propreté de l’hôtel ou appartement Airbnb dans lequel vous avez séjourné. Peut-être avez-vous aussi attribué une note à votre coiffeur, médecin, dentiste, boulanger, fromager. Oui, depuis quelques années (voire décennies), noter tout et n’importe quoi fait partie de notre quotidien. « Une société imprégnée par l’évaluation », constate Ismaël Halissat et Vincent Coquaz, deux journalistes auteurs de La Nouvelle guerre des étoiles.

Mais d’où nous vient cette obsession de tout noter ? D’un ensemble de facteurs : d’une petite initiative d’Amazon qui, en 1995, offre la possibilité à ses clients de noter la qualité des produits commandés, de l’explosion de la télé-réalité – l’immense succès du Loft en 2001 s’explique aussi par la possibilité qu’ont les téléspectateurs de décider du sort des candidats. Aussi, le système scolaire repose sur la notation. On note les compétences des élèves, étudiants… et les adultes, désormais, n’y échappent plus. Enfin, nous affrontons tellement de données sur Internet qu’il nous faut des repères, une synthèse, pour aboutir à ce qui pourrait faire penser à un bouche-à-oreille généralisé, mondialisé.

Aujourd’hui, et c’est peut-être le vrai basculement, quiconque s’adonne à cette pratique de notation. Avis d’experts et d’amateurs se confondent. Là où, dans le passé, le pouvoir d’évaluer restait l’apanage d’une élite, comme les maîtres d’écoles, les journalistes culturels, ou encore les critiques gastronomiques. À l’ère des réseaux sociaux, n’importe qui fréquente un restaurant devient critique culinaire, les avis ont tous la même crédibilité, et l’émetteur s’efface peu à peu. Sur Allociné, n’importe qui peut noter les films.

À se demander : à quoi servent encore les experts ? Ce besoin de tout noter, et par effet miroir, de conditionner une décision à des avis Google, démontre la désacralisation de certains statuts. Le médecin n’est plus cet homme de science à qui l’on fait confiance les yeux fermés – la pandémie covid-19 l’a bien montré – le statut de journaliste n’est plus suffisant pour rassurer sur la véracité ou non d’une information. La quantité a pris le dessus sur la qualité, on se réfère désormais à une foule d’avis, même amateurs, le nombre faisant loi. On accepte de moins en moins l’incertitude. Jusqu’à des comportements absurdes : passer des heures à rechercher le meilleur dentiste de la région pour soigner une… carie !

Je crois que cette société de la notation va trop loin. Et la Chine ne détient plus le monopole d’un système de crédit social. Trop d’entreprises s’appuient sur ces « notes » pour décider du destin d’un collaborateur : en décembre 2019, une enquête du magazine Capital (« Tous fliqués, tous notés ! ») montrait que, dans l’entreprise Orange, des primes accordées aux salariés dépendaient des notes de satisfaction émises par les clients. Chez Uber, en dessous d’une certaine note, les chauffeurs peuvent être radiés de la plate-forme. D’autant plus inquiétant qu’une note n’a rien de « rationnel ». Anecdote qui en dit long : un journaliste anglais, Oobah Butler, a créé en 2017 un restaurant, l’a inscrit sur TripAdvisor puis a demandé à ses (nombreux) amis de lui décerner des scores de 5 étoiles sur ce site. En ressort un engouement artificiel, d’autres avis réels sont venus s’ajouter se fiant simplement aux avis et photos factices… Résultat, l’établissement faisait partie des mieux notés sans avoir jamais servi le moindre repas !

« Les chiffres sont des êtres fragiles qui, à force d’être torturés, finissent par avouer tout ce qu’on veut leur faire dire », disait le célèbre démographe Alfred Sauvy. Ne sommes-nous pas allés trop loin ? Les chiffres doivent-ils autant guider nos choix, les décisions prises dans les plus hautes sphères de l’État ? Qu’apportaient réellement à la population lambda les bilans journaliers (presque heure par heure) du nombre de morts de la covid-19 si ce n’est une angoisse généralisée ? Doit-on se féliciter d’un taux de chômage au premier trimestre 2023 qui baisse de… 0,3 point en comparaison à la même période l’année précédente ? Cela a-t-il un sens de simuler, via des sondages à répétition, la prochaine élection présidentielle qui se déroulera dans quatre ans ? Les statistiques nous apportent tellement qu’il n’est pas là question de les remettre en cause – tellement utiles évidemment aux entreprises pour se développer – elles doivent simplement nous aider à orienter une décision, et non pas remplacer ce que nous pensons.

Journaliste-Chef de service rédactionnel. Formé en Sorbonne – soit la preuve vivante qu'il ne faut pas « nécessairement » passer par une école de journalisme pour exercer le métier ! Journaliste économique (entreprises, macroéconomie, management, franchise, etc.). Friand de football et politiquement égaré.

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