Les vins et spiritueux, quel poids en France ?

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Une analyse signée Jean-Marie Cardebat, professeur d’économie à l’université de Bordeaux et affilié à l’Inseec Grande École, et publiée par The Conversation.

La récente campagne de communication de l’État sur les dangers de l’alcool interpelle un secteur considéré paradoxalement comme l’un des plus prestigieux et économiquement lourd en France. Mais qu’en est-il réellement ? Le marché des vins et spiritueux est-il aussi moteur qu’on ne le pense ? Comment le mesurer et le comprendre dans un pays où la consommation d’alcool est devenue une particularité culturelle en dépit des avertissements répétés quant à sa nocivité ?

Selon le portail statistique Statista, le marché français des boissons alcoolisées pesait environ 50 milliards d’euros en 2021 et le marché mondial 1 500 milliards (dont plus de 300 milliards pour la Chine, le premier pays consommateur). En France, il représente plus de 700 000 emplois, soit près de 2,5 % de la population active française en 2019. Au-delà des chiffres, il provoque les débats et les controverses les plus vifs, rendant au final son poids économique très délicat à calculer.

Car lorsque l’on veut mesurer le poids économique d’une filière, il y a ce que l’on peut mesurer et ce que l’on ne peut qu’approximer ou imaginer. Le marché permet de mesurer les ventes domestiques et à l’export, ainsi que l’emploi direct. Mais toutes les activités de production et de consommation génèrent des externalités positives et négatives. Ces effets induits sont difficiles à capter car ils ne passent pas directement par un mécanisme de marché leur affectant un prix.

Or la filière des boissons alcoolisées est fortement génératrice d’externalités. En France, elle déchaîne peut-être plus qu’ailleurs les passions. Entre un totem – rémunérateur – de notre culture, et un mal endémique – coûteux –, essayons d’objectiver le poids des boissons alcoolisées dans l’économie française.

Phénomènes de substitution

Commençons par ce que l’on peut mesurer : le marché. Il existe trois grandes familles de boissons alcoolisées : le vin, la bière et les spiritueux. Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), elles représentaient en 2018 plus de 60 % du marché total des boissons en valeur devant le café et le thé, mais aussi devant les sodas, l’eau ou les jus de fruits, dont les consommations augmentent bien plus vite. Car la consommation d’alcool diminue très nettement depuis les années 1960 au profit des boissons non alcoolisées.

C’est la consommation de vin, notamment de vin rouge, qui a le plus baissé. Le vin reste l’alcool le plus consommé historiquement en France mais perd beaucoup de terrain par rapport à la bière. Ce phénomène de substitution est classique. Il touche tous les pays producteurs d’une famille d’alcool. Ainsi la France, l’Italie et plus encore l’Espagne ont vu leur consommation de vin s’effondrer au profit de la bière. Dans les pays producteurs de bière, c’est l’inverse qui se déroule. Le Royaume-Uni boit plus de vin que de bière aujourd’hui alors que, dans les années 1960, sa consommation d’alcool portait à plus de 80 % sur la bière.

L’évolution sociologique tend à une consommation d’alcool moins régulière, plus féminisée aussi. Le vin est passé d’une boisson de repas à une boisson occasionnelle. Il est en outre consommé par les plus âgés et les plus aisés, avec un déplacement de la demande vers des vins de plus haute qualité, donc plus chers. Le vin apparaît ainsi comme la boisson la plus élitiste.

La bière devenant l’alcool le plus consommé par les jeunes et les ménages modestes. La consommation de spiritueux diminue également avec les revenus mais reste stable dans l’ensemble. En 2018, les Français buvaient en moyenne, selon l’Insee, 40,6 litres de vin par an et par personne, contre 32,3 litres de bière et 5,3 de spiritueux.

Premier secteur agricole français

Le vin est aussi l’alcool le plus produit en France. Même si la France a perdu sa place de premier producteur mondial au profit de l’Italie il y a une quinzaine d’années, elle reste l’un des principaux pays de production à l’échelle mondiale (en moyenne 4,2 milliards de litres ces dernières années), en particulier pour les vins de qualité supérieure. Le secteur pèse environ 150 000 emplois directs et 500 000 emplois au total en 2019 en comptabilisant les emplois induits. Le vin représente le premier secteur agricole français.

Les fédérations professionnelles des spiritueux et de la bière avancent le chiffre de 100 000 emplois pour chaque filière en comptabilisant les emplois induits. Les deux contribuent fortement au secteur agricole. La filière spiritueux achète ainsi environ 700 millions de matières agricoles en France chaque année. Notre pays est également un important producteur et exportateur d’orge de brasserie.

Pour autant, la France ne fait pas partie des grands producteurs de bière. En revanche, elle se distingue en Europe par la très forte croissance du nombre de brasseries artisanales. La production de bière y est ainsi très atomisée, à l’instar du vin. C’est d’ailleurs à rapprocher avec une autre caractéristique commune à ces trois grandes familles d’alcool : leurs productions maillent très finement le territoire français. Elles créent des emplois là il y en a parfois très peu, notamment dans les zones rurales, et pour tous les niveaux de qualifications, avec une prédominance marquée pour des emplois d’ouvrier. C’est sans doute l’un des principaux intérêts économiques de ces filières.

Statista (2021), CC BY-SA

Un deuxième intérêt économique tient au solde commercial très excédentaire de ce secteur. Cela ne vaut pas pour la bière, dont nous sommes plutôt importateurs nets. En revanche, les vins et spiritueux représentent le deuxième solde exportateur net de la France, avec 13,7 milliards d’euros en 2021, derrière l’aéronautique. Dans un pays qui accumule les déficits commerciaux depuis 20 ans, un tel excédent prend toute son importance.

Troisième grand intérêt économique de ces filières pour le pays : le tourisme. Devenu très à la mode à l’échelle mondiale, l’œnotourisme (au sens large, en incluant les brasseries et les producteurs de spiritueux) fait recette. Le Comité national des interprofessions des vins à appellation d’origine et à indication géographique (CNIV) revendique ainsi 10 000 caves en France qui accueilleraient 10 millions de touristes (dont 39 % étrangers), tandis que la Fédération française des spiritueux parle de 2 millions de visiteurs annuellement accueillis dans les entreprises de spiritueux. Les répercussions économiques de ce tourisme n’ont cependant pas été mesurées précisément.

Au-delà, les vins et les spiritueux français jouissent d’une réputation mondiale, faisant du pays un leader d’excellence. Vecteur d’attractivité forte, à l’instar du luxe, il participe à un savoir-vivre et un savoir-faire unique. Les vins et spiritueux se posent ainsi en éléments culturels forts, pour certains inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco comme les Climats du vignoble de Bourgogne ou l’appellation Saint-Émilion. Derrière ces boissons se trouve en effet un patrimoine naturel (les paysages), architectural et humain (les savoir-faire), singulier.

Cependant, cette externalité positive que représente l’impact économique et social de cette renommée mondiale n’a jamais été mesurée.

Un coût social de 120 milliards d’euros

En revanche, les externalités négatives ont donné lieu à plusieurs tentatives de mesures. Ces externalités s’expriment en termes de pathologies et d’accidentologies imputables à l’alcool. L’étude la plus citée en France est celle menée sur l’année 2010 par l’économiste Pierre Kopp. Il chiffrait à 120 milliards d’euros le coût social de l’alcool. Ce coût se décompose en pertes de vies humaines, perte de qualité de vie et de productivité, et d’un coût net pour les finances publiques (soins, prévention et répression après déduction des recettes fiscales et des économies sur les retraites).

À cela il faudrait ajouter le coût des effets environnementaux délétères que peut avoir la production de boissons alcoolisées : bilan carbone de la filière, effets des produits phytosanitaires sur la santé des travailleurs et des riverains, etc., mais ce chiffrage n’existe pas.

Ainsi, la mesure du poids économique d’une filière par les seuls aspects de marché ne suffit pas. Une vision holistique impose d’y ajouter la balance entre les externalités positives et négatives. Pour le secteur des alcools, c’est une gageure car il n’existe pas d’étude sur toutes ces formes d’externalités. Cela laisse le débat ouvert, mais juger ce secteur sans prendre en compte ses externalités négatives serait une erreur aussi lourde que de le juger sur son seul poids de marché.


L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération. L’alcool ne doit pas être consommé par des femmes enceintes.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence creative commons. Lire l’article original.

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