Philippe Martinez, à la tête de la CGT

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Entretien, sans filtre, avec Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT.

Première porte à gauche. Le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, a reçu ÉcoRéseau Business dans son bureau, au siège historique de la Confédération, à Montreuil (Seine-Saint-Denis). L’occasion d’une discussion à bâtons rompus sur le rôle des syndicats dans la société et la place que le travail occupe dans nos vies. Du « Conseil national de la Refondation » au télétravail en passant par le combat culturel, un dialogue au-delà des clichés.

De quelle manière appréhendez-vous la rentrée ?

P.M. : Il y a beaucoup d’inquiétudes, beaucoup de colères, beaucoup de luttes. J’ai l’impression qu’il n’y a pas eu de trêve estivale, et d’ailleurs pas de trêve électorale non plus. En cette rentrée, nous sommes dans la continuité, avec colère et mobilisation qui s’entremêlent. En Angleterre, en Espagne, en Allemagne, en Belgique : les grèves se font de plus en plus nombreuses.

Vous parlez de colère. N’est-ce pas surtout du désarroi ? On a la sensation que les gens délaissent de plus en plus les structures collectives, partis et syndicats, afin de se recroqueviller sur leurs existences individuelles. Beaucoup se coupent par exemple des informations, souvent déprimantes. Ne sentez-vous pas une crise du collectif ?

P.M. : Ce n’est pas aussi net que ça. Vis-à-vis des politiques, cela se voit aux élections. Nous on est touchés, mais moins. Là où nous sommes présents, les gens continuent à nous faire confiance, à discuter. Les taux de participation aux élections professionnelles sont bien plus importants qu’aux élections politiques. Notre difficulté, c’est que le monde du travail est de plus en plus complexe. Tous syndicats confondus, nous ne sommes présents que dans une entreprise sur deux. Forcément, ceux qui ne nous voient jamais nous classent dans le camp de ceux qui ne servent à rien. C’est un vrai défi pour le syndicalisme que d’avoir accès à l’entièreté du monde du travail.

La difficulté du dialogue social

Est-ce vrai qu’Emmanuel Macron ne vous a reçu qu’une seule fois en tête-à-tête depuis son arrivée à l’Élysée en 2017 ?

P.M. : Oui. Visiblement, le compteur est bloqué…

Le dialogue social est décidément difficile en France. Ne se situe t-il pas d’abord sur le plan de la confrontation ? Beaucoup dans le pays voient la CGT comme une organisation essentiellement contestataire.

P.M. : Il faut arrêter avec les mythes. La CGT participe, à l’échelle confédérale, à 95 % des réunions avec le Medef ou le gouvernement. Effectivement, avec d’autres, nous n’avons pas participé au « Conseil national de la Refondation ». Parce qu’ils nous inventent un truc électoraliste, annoncé entre les présidentielles et les législatives. C’était plus de la comm’ qu’autre chose. Et puis le fait d’avoir repris l’image du CNR (Conseil national de la Résistance), c’est quand même un parallèle très audacieux. Les jeunes générations n’apprennent peut-être plus ça dans les livres d’Histoire, mais le CNR, c’est un vrai symbole de lutte contre l’occupant nazi et un programme, un projet de société, qui a abouti à la Sécurité sociale, aux nationalisations, à la création des comités d’entreprise. En fait, c’est exactement l’inverse de ce qu’Emmanuel Macron fait depuis cinq ans. Au lieu d’inventer quelque chose à chaque crise, pourquoi est-ce qu’il ne s’appuie pas sur ce qui existe pour l’améliorer ?

Pourquoi, à votre avis, Emmanuel Macron tente t-il d’enjamber la discussion avec les syndicats ?

P.M. : Il ne sait pas à quoi ça sert. Tout ce qui ne lui sert pas, il le considère comme inutile. Nous, on n’est pas opposé à un dialogue. On a participé à la précédente réforme des retraites. Mais la vraie question c’est : pourquoi la feuille de route du gouvernement est-elle la même avant les discussions qu’à l’arrivée ? Il est là le vrai problème. Le dialogue, c’est un échange. Alors, certains entretiennent un mythe et nous accusent de pratiquer la politique de la chaise vide…

Pourquoi est-il si difficile d’aboutir à davantage de négociation ? D’autres pays comme l’Allemagne ou la Suède semblent y parvenir.

P.M. : La différence avec l’Allemagne, c’est qu’il y a un patronat et un gouvernement beaucoup plus à l’écoute des syndicats. Il y a des règles et un code du travail qui met le paquet sur la négociation. Cela dit, il y a aussi des grèves en Allemagne. Même si, depuis les réformes Schröder, la grève est devenue beaucoup plus compliquée à organiser.

Siège central de la CGT, Montreuil.

Les causes d’une perte de repères

La principale difficulté pour vous est sans doute que l’idée même de conquête sociale est désormais presque inaudible. Ainsi, vous prônez les 32 heures. Une mesure qui relève presque de l’idéalisme pour la grande majorité des Français.

P.M. : Depuis le milieu des années 80, on a (ou plutôt « ils ont ») considéré que tout ce qui était progrès sociaux n’était pas « réformiste » et qu’on devait tous s’adapter au contexte économique. Mais il faut regagner l’idée qu’au temps des congés payés, le patronat attaquait très fort. Moi j’ai de très belles affiches de l’époque, où la CGT militait pour les « Huit heures de travail, huit heures de sommeil, huit heures de loisirs ». On avait le patronat qui disait : « Vous allez couler la France ! ». Dire qu’une réforme puisse être en faveur des salariés, aujourd’hui, ça a pris du plomb dans l’aile. Il faut qu’on retrouve l’esprit de la conquête sociale.

La  question de la délocalisation n’est-elle pas à l’origine de ce changement ? Du temps de Léon Blum ou de François Mitterrand, le patronat n’avait pas d’autre choix que d’accepter les progrès sociaux. Il était impossible de délocaliser. Aujourd’hui, c’est une toute autre paire de manche… 

P.M. : Le mouvement social a toujours entraîné les changements politiques. La mondialisation et les délocalisations n’existaient pas à l’époque. Aujourd’hui, on a des vrais arguments, et il faut qu’on les déploie plus. Sur l’environnement par exemple. Il faut que le syndicalisme reste sur l’idée de conquête, le tout en prenant en compte les nouvelles réalités du monde du travail.

Vous souffrez aussi de l’archipellisation de la société française, si bien décrite par Jérôme Fourquet. Hier, le monde était très centralisé, structuré, l’entreprise, le parti, le syndicat étaient des repères indispensables. Il y avait souvent le sentiment d’appartenir à une organisation. Aujourd’hui, tout est beaucoup plus éclaté et diffus. 

P.M. : Exact. Moi, quand j’ai commencé dans ma boîte (Renault), il n’y avait pas d’agent de sécurité à l’entrée. C’était « un Renault » qui faisait ce boulot. Maintenant, c’est un agent recruté à l’extérieur, dans une société prestataire. Ils ont des spécificités qu’il faut intégrer dans les relations donneur d’ordre / sous-traitants…

La défense de l’industrie

Vous citez souvent pour la critiquer la phrase de Lionel Jospin qui, en 2002, avait lancé à un ouvrier inquiet pour l’avenir de son usine une petite réplique restée dans les mémoires… « L’État ne peut pas tout » avait déclaré le Premier ministre socialiste. Alors, pour vous, que peut l’État ?

P.M. : L’État, il doit mettre des règles. Par exemple, regardez les marchés publics en France et en Europe. Ça représente 40 % de l’investissement. Énorme. Il faut mettre dans les règles des marchés publics, c’est-à-dire les commandes qui sont payées par nos impôts, des clauses sociales et environnementales qui respectent les normes de l’Organisation internationale du travail. L’OIT, c’est l’ONU, pas les revendications de la CGT ! Là, vous avez quelques entreprises mondiales qui ne peuvent plus candidater, car elles ne respectent pas ces règles basiques. C’est pas révolutionnaire ! On a le droit de décider de l’utilisation de l’argent de nos impôts. Exemple : on veut de nouveaux trains. Et bien, le constructeur chinois où le droit de grève n’existe pas, on lui dit : « Au revoir merci ! ». C’est aussi une demande des syndicalistes des autres pays qui nous disent : « Plus vos droits baissent, plus les nôtres baissent. Plus vos droits augmentent, plus les nôtres augmentent. » Cette proposition, c’est l’inverse de ce qui se fait aujourd’hui. On a besoin de travailler ces questions. Quand l’État veut, il peut.

Que pensez-vous de la question du nucléaire ? La moitié de notre parc est en maintenance.

P.M. : Le problème, c’est qu’EDF, qui est une entreprise publique, a les critères de gestion d’une entreprise privée. On économise sur tout. Sur les travailleurs et les travailleuses d’abord puisqu’on réduit les emplois. Alors, on perd du savoir-faire. On privilégie la rentabilité sur l’efficacité. On laisse le savoir-faire sortir de l’entreprise. Voilà comment on se retrouve dans une situation où un réacteur sur deux ne fonctionne pas. Et sur un autre sujet, on s’aperçoit que la France ne fabrique aucun matériel pour le renouvelable. D’ailleurs, on peut se demander si c’est très écologique de faire du renouvelable avec des panneaux solaires qui viennent de Chine…

Au bureau aussi, de nouveaux fonctionnements viennent bouleverser les habitudes. La question du télétravail, par exemple, se pose dans tant d’entreprises.

P.M. : Premièrement, il faut que ce soit un choix des salariés et qu’on leur donne toutes les conditions pour pouvoir choisir entre le travail et le présentiel. À Paris, dans les grandes agglomérations, si on peut éviter trois heures de transport en plus des heures de boulot, c’est mieux. Et puis en télétravail, plein de salariés me le disent, on fait des économies. Si on va chercher son môme à quatre heures et demie, on s’occupe de lui et on travaille une fois qu’il dort. Bien sûr, il y a les économies de carburant. Et puis, il y a autre chose qui est très important dans le télétravail. C’est qu’on peut se sortir de la pression de la hiérarchie. On n’a pas un chef tout le temps sur le dos. C’est une façon d’être un peu plus libre dans son travail.

L’orientation culturelle

Vous tenez beaucoup à faire de la culture un point majeur de votre mandat à la tête de la CGT. Vous ne manquez jamais une édition du festival d’Avignon.

P.M. : Il y a une longue tradition entre la CGT et la culture. Peu de gens le savent, mais Avignon, la CGT y est pour beaucoup. Jean Vilar et Gérard Philippe étaient proches ou adhérents de la CGT. Encore moins de gens le savent, mais le festival de Cannes s’est en partie construit grâce à la CGT. [Le festival a été institué en 1939, en réaction à la Mostra de Venise, qui battait son plein dans l’Italie de Mussolini, Ndlr]. La culture est essentielle pour l’épanouissement. Mais elle est devenue très élitiste, pas à cause des artistes, mais parce qu’elle est malheureusement entrée dans une logique de rentabilité.

Comment relancer le combat pour la culture populaire ?

P.M. : Il faut que la culture vienne vers les salariés. Il y a une remise en cause des moyens des comités d’entreprise, alors qu’ils demeurent aujourd’hui encore une des principales sources de financement pour la culture. Avant, il y avait des bibliothèques au sein des comités d’entreprise, alors à la pause on y allait, on choisissait son bouquin… C’était plus facile. Et puis le principal problème, c’est que ça coûte très cher. Quand vous allez dans un théâtre parisien, vous comprenez tout de suite… Il faut que la culture redevienne abordable. C’est pour cela que je vais tous les ans à Avignon, afin de former des élus et monter des projets.

Ruelle d’Avignon, durant le festival

Martinez en personne

Vous avez longtemps travaillé chez Renault, comme technicien. Quels liens gardez-vous avec votre entreprise ?

P.M. : Je suis toujours chez Renault. Et c’est Renault qui me paye. Je suis en disponibilité dans le cadre d’un accord d’entreprise. Certains cultivent l’impression que nous sommes hors-sol, un peu comme des ministres. Les gens sont toujours surpris quand ils me voient faire mes courses. Moins maintenant, à force, ils ont l’habitude…

Vous avez débuté votre carrière au sein de la fameuse usine de Boulogne-Billancourt, celle que Sartre disait « ne pas vouloir désespérer ». Comment êtes-vous venu au syndicalisme ?

P.M. : J’étais dans une famille engagée à gauche. Mais je suis entré à la CGT seulement deux ans après mon arrivée chez Renault. Parce que, comme beaucoup de salariés, j’étais confronté à un problème de respect de mes droits. En tant que technicien, je croisais régulièrement des délégués CGT et je suis allé me renseigner auprès d’eux. Et puis, comme ils m’ont filé un coup de main, j’ai adhéré.

Et ensuite ?

P.M. : C’est un engagement. On vous propose, et puis vous dites oui, vous dites non… Moi, je suis devenu délégué du personnel par accident ! Ils m’ont mis sur les listes en me disant : « T’inquiètes pas, il faudrait vraiment qu’on gagne beaucoup de sièges aux élections… Et puis cette année-là, on a gagné dix pour cent et je suis devenu délégué. » Comme quoi, c’est un concours de circonstance.

Qu’est-ce qu’un bon syndicaliste ?

P.M. : Moi je dis toujours à mes petits camarades : « Vous avez deux oreilles et une bouche, réfléchissez à ce qui doit vous servir le plus. » Un bon syndicaliste, c’est d’abord quelqu’un qui écoute. Il faut être humble. Et réfléchir, avec les autres, à comment on change les choses. Il faut penser à la fois au changement dans l’entreprise, au quotidien, mais aussi à comment on change le monde. C’est ces deux aspects-là. Il faut se battre au quotidien pour ne pas tomber dans l’institutionnel, ne pas être tout le temps en réunion et dire : « Votez pour moi, je m’occupe de tout ». Il faut associer et être immergé complètement dans le monde du travail. C’est pour ça que je me déplace très souvent. Parce que pour parler du travail, il faut rencontrer des travailleurs. C’est ce que ne comprennent pas certains ministres…

Propos recueillis par Valentin Gaure

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