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Jeudi 18 mai, la CMA CGM annonçait son arrivée au capital d’Air France-KLM, à hauteur de 9 % des actifs.
CMA CGM est une institution marseillaise. Ses cargos, au loin, barbotent langoureusement dans les eaux méditerranéennes, déclenchent parfois leurs cornes de brume. Sa tour, long édifice de trente-trois étages, est devenue comme le phare municipal. Un point de repère que l’on fixe à l’horizon, presque comme la Bonne-Mère… Et bientôt, même dans les cafés du Vieux-Port, dans les PMU de la Canebière, lorsque traînera sur un coin de table un exemplaire de La Provence, vous penserez encore à CMA CGM… L’armateur marseillais veut en effet devenir propriétaire de l’iconique quotidien de la cité phocéenne. Et se payer au passage un duel mouvementé avec Xavier Niel, médiatique dirigeant de Free Mobile… Tout en annonçant son entrée au capital d’Air France-KLM, à hauteur de 9 %. Quasiment autant que l’État néerlandais ! Décidément, voilà un groupe en pleine expansion.
« Qui dirige ici, toi ou Jacques Saadé ? ». Le président fondateur de la CMA CGM, Jacques Saadé, n’hésitait pas à parler de lui à la troisième personne. Comme Alain Delon. Il faut dire que son empire maritime, c’est lui qui l’a bâti, tout entier, du fond de cale jusqu’au sommet du mât. Chassé du Liban par la guerre civile en 1976, l’homme débarque à Marseille, comme tant et tant d’exilés dans l’histoire. Il monte un petit business : juste un bateau au départ. Et à force de travail, de jugeote, de flair – de méthodes managériales tyranniques aussi –, il crée une armada commerciale qui s’en va fendre les flots de toutes les mers du globe. Clanique, l’homme déléguait peu, ne faisait confiance qu’au cercle le plus étroit de sa famille. En 2009, la banque JP Morgan, qui flaire le magot, tente de s’inviter dans le capital de l’entreprise. Touche pas au grisbi ! Au bout de deux mois, les louveteaux de Wall Street retournent à New York, essorés jusqu’à la corde par un Jacques Saadé au faîte de son triomphe.
Rodolphe Saadé, nouveau géant des mers
En juin 2018, le patriarche décède. La classe politique marseillaise lui rend tous les hommages. À la fin des obsèques, célébrées dans le rite orthodoxe maronite, les cornes de brumes du Marco Polo retentissent depuis le port. Moins d’un an plus tard, une rue est rebaptisée à son nom. La tour CMA CGM aussi. Entre-temps, son fils, Rodolphe, s’est installé à la tête de la multinationale. Plus réservé, presque ombrageux, l’héritier démontre très vite la force de sa stratégie. En quatre ans, la société familiale double de volume, frôle un chiffre d’affaires de 56 milliards d’euros. Les bénéfices atteignent en 2021 les 16,5 milliards d’euros. Mieux que TotalEnergies ! Outre les mers, qui restent l’épine dorsale du groupe, Rodolphe Saadé développe le fret aérien et se lance même dans l’e-commerce en rachetant, entre autres, Colis Privé. Sans oublier, au passage, de s’essayer aux joies du ferroviaire. L’ambition est claire comme l’eau des Calanques : faire de la CMA un géant du transport global. L’acteur incontournable d’une mondialisation effrénée.
La bataille de La Provence
Même si le bureau de Rodolphe Saadé regarde vers la mer (et tourne ainsi le dos à la ville), il décide de se rapprocher du territoire qui accueille depuis les origines le siège du groupe. Au pied de sa tour, il installe ZeBox, incubateur d’entreprises, et développe une politique de mécénat axée notamment sur la formation professionnelle. La Provence est mal en point ? Il saute sur l’occasion et s’élance dans un bras de fer avec Xavier Niel, tycoon des télécoms, connu pour ses méthodes pas toujours honorables. Le fondateur de Free s’imagine presque pouvoir acheter ce fleuron de la presse méridionale comme d’autres s’achètent un scooter ou une boîte de chocolats. Loupé. Rodolphe Saadé en fait un point d’honneur personnel et pose 81 millions d’euros sur la table – quatre fois la valeur estimée. Le conseil d’administration du journal, plutôt content de rester « entre Marseillais », signe en bas à droite. Niel, pas habitué à perdre, fulmine et dépose recours sur recours. La justice tranchera. Mais il a perdu la première manche.
Et maintenant, Air France
Cet affrontement rangé entre milliardaires reste peu de chose comparé au dernier coup de Rodolphe Saadé. Jeudi 18 mai, la CMA CGM annonce son arrivée au capital d’Air France-KLM, à hauteur de 9 % des actifs. La compagnie franco-néerlandaise possède six avions-cargos, comme la CMA, qui en a également quatre autres en construction. De quoi constituer une jolie flotte. En investissant de manière spectaculaire dans un groupe mal en point, Rodolphe Saadé surprend. Mais le développement du fret aérien est un impératif pour son groupe, tant les ports mondiaux (Chine en tête) sont congestionnés. La logistique, nerf de l’économie mondiale.
Rodolphe Saadé n’en n’oublie pas son pays d’origine, le Liban. Après l’explosion du port de Beyrouth, en 2020, toute la nomenklatura locale lui demande de venir au secours de la cité victime du blast. Il investit. Et obtient des autorités la gestion, l’exploitation et la maintenance pour dix ans. Charité bien ordonnée…