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Le long d’un clair ruisseau buvait une Colombe…
L’enjeu se présente comme une fable de La Fontaine. Même si la réalité est moins pittoresque. Plutôt qu’aux abords d’un cours d’eau champêtre, l’affrontement se joue dans les étages supérieurs d’une tour vitrée de Francfort. La « Skytower », grande barre ultra moderne, domine l’horizon de la cité allemande. La Banque Centrale Européenne (BCE) s’est logiquement installée dans cette ville célèbre pour abriter bon nombre de sièges financiers. Francfort, c’est un peu « La Défense » d’outre-Rhin.
Christine Lagarde, présidente de la BCE depuis 2019, veille aux bonnes destinées de la « banque des banques ». Celle vers laquelle tout le monde se tourne en cas de gros temps. Et puisque le vent se lève sur l’économie mondiale, voilà qu’il va falloir intervenir. L’inflation se déchaîne. Et en regard, la croissance, après une résurgence « post-covidienne », semble marquer le pas. Ce risque porte un nom : « la stagflation » ! En bref, les prix montent et la croissance reste à zéro. Perspective inquiétante… Une situation inconnue depuis le choc pétrolier des années 1970, séisme majeur qui avait brisé l’élan superbe des Trente Glorieuses. Et depuis ce jour devait revenir ce mot, sans cesse rabâché à la une de l’actualité : la crise. Nous n’en sommes jamais vraiment sortis.
Stagflation, es-tu là ?
Stagflation, es-tu là ? Christine Lagarde l’assure : c’est non. Fidèle au mot que lui répétait toujours son père, l’ancienne directrice générale du Fonds monétaire international (FMI) veut « tenir son rang ». Pas question de jouer les Cassandre. Samedi 7 mai, elle donnait donc une interview au quotidien slovène Delo, pour faire taire les inquiétudes. Tout en sachant parfaitement que ses propos dépasseraient de très loin les frontières du petit pays d’Europe centrale. Comme toujours, la voici qui s’avançait avenante, distinguée, amène. Ne rien laisser paraître… Il est vrai qu’un mot de travers, une expression maladroite et ce sont les marchés qui s’emballent ! La parole d’une banquière centrale se pèse au trébuchet. Les journalistes de la presse spécialisée qui lui font face analysent tout, parfois jusqu’à sa tenue vestimentaire, l’état de fatigue qu’on pense lire sur ses cernes, sa mine enjouée ou sourcilleuse… L’économie est aussi une psychologie.
Face aux journalistes slovènes, la présidente de la BCE démine : « La stagflation n’est pas notre référence […] Bien que le degré inhabituel d’incertitude puisse signifier un ralentissement combiné de la croissance et une inflation élevée, la situation actuelle ne peut être comparée à celle des années 1970. » En bref, les signes de la stagflation sont là mais il n’y a pas lieu de parler de stagflation. Christine Lagarde est depuis toujours une adepte de la méthode Coué. Il est vrai que son travail consiste avant tout à rassurer les marchés, quitte parfois à enjoliver la réalité.
Oiseaux de mauvais augures
Si Christine Lagarde relativise le péril, elle sait tout de même qu’il menace. Pour juguler l’inflation, la gardienne de l’Euro dispose d’un outil capital : les taux directeurs. Depuis 2011, ceux-ci sont gardés à des niveaux extrêmement bas. Il s’agissait d’encourager les banques à prêter aux ménages et aux entreprises pour stimuler une économie européenne ronronnante. L’inflation était alors très faible – voire inexistante. Face à la flambée des prix, cette politique audacieuse, alors lancée par Mario Draghi, semble avoir vécu. Bénéfique hier, elle alimente aujourd’hui l’inflation, sans pour autant appuyer la croissance. Partout ailleurs, il a déjà été décidé de relever les taux. Aux États-Unis, en Angleterre, au Japon… La BCE est la dernière à ne pas bouger.
Comme souvent, l’institution européenne manque de souplesse et peine à réagir aux soubresauts du temps. Pas évident de virer de bord lorsque l’on pilote ce navire amiral où 18 pays (aux intérêts souvent divergents) doivent accorder leurs violons. Ainsi, Christine Lagarde est prise en étau entre deux groupes d’intérêts : les faucons et les colombes. Les premiers, souvent issus des pays du Nord, demandent une rapide et franche remontée des taux. Les colombes, elles, poussent pour une politique plus prudente et mesurée – sans rupture brutale avec l’ordre Draghi.
Elle tranchera en juillet
Une forte remontée des taux permettrait de ralentir l’inflation, mais n’aurait pas un impact très favorable sur la croissance. Au contraire, garder des taux encore bas soutiendrait l’investissement mais n’aiderait guère à baisser les prix. Une équation difficile. Il sera d’ailleurs impossible de contenter tout le monde. Un Conseil des gouverneurs aura lieu le 21 juillet pour discuter de la politique monétaire. Christine Lagarde annoncera sa décision juste après. D’ici à juillet, colombes et faucons continueront à s’affronter, en coulisses ou par voies de presse. Et tant pis pour le devoir de réserve.