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Aux générations privilégiées du baby boom succèdent des cohortes de plus en plus précaires. Les jeunes spoliés par les anciens ? La thèse ne manque pas d’arguments. Heureusement, des initiatives laissent entrevoir une prise de conscience. La situation risque-t-elle de dégénérer ? Quelles réformes pour réconcilier les générations ?
Le patrimoine de Jean-Marc A., 63 ans, s’élève à 1,55 million d’euros. Celui de Laurent F., 66 ans, est de 6,07 millions d’euros. Et Michel S., 61 ans, 2,15 millions d’euros. Sylvia P., Cécile D. et Najat V-B., respectivement 36, 38 et 35 ans, ne peuvent pas en dire autant : la première affiche un patrimoine de 300000 euros, la deuxième, 260000 euros, et la troisième, 107000 euros seulement. La fracture des générations se retrouve jusque dans les déclarations de patrimoine des ministres. Le gouvernement de Jean-Marc Ayrault illustre un mal bien français : ce pays favorise les vieux au détriment des jeunes. Et cela ne date pas d’hier : depuis les baby boomers, qui ont connu la conjoncture la plus favorable, chaque cohorte a vu ses conditions dégradées par rapport aux précédentes. Un constat qui soulève trois questions : les anciens sont-ils coupables ? Le conflit des générations éclatera-t-il ? Comment rabibocher les jeunes actifs avec les retraités ?
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La jeunesse a rendu les armes
La jeunesse est un naufrage
Comparativement aux générations qui leur ont succédé et à celles qui les ont précédés, les baby boomers, nés entre 1945 et 1955, semblent vernis. D’abord, ils ont connu un accès à l’emploi plus facile que les jeunes arrivés sur le marché du travail depuis 1980. Ensuite, pendant leur vie active, leurs salaires ont augmenté plus vite et ils ont accédé aux fonctions d’encadrement plus facilement que les générations qui les ont suivis. Jusqu’à la fin des années 1970, de hauts niveaux d’inflation leur ont permis d’acquérir aisément un patrimoine immobilier fourni. Et même une fois la retraite venue, on ne peut pas dire que, dans leur ensemble, les baby boomers soient à plaindre. L’économiste Mickaël Mangot, auteur de « Générations déshéritées » (édition Eyrolles, 2012), note ainsi que « la France figure parmi les rares pays de l’OCDE où les retraités sont moins touchés par la pauvreté que le reste de la population. »Et Didier Migaud, le président de la Cour des Comptes, déclarait en septembre dernier : « Malgré la persistance de situations individuelles préoccupantes, il reste que contrairement à une idée reçue, les retraités sont dans une situation globale en moyenne plus favorable que celle des actifs, notamment des plus jeunes. » Pour ces derniers, en effet, la situation est bien différente.
Malgré des niveaux d’étude supérieurs, leur entrée dans la vie active a tout du parcours du combattant. Douze mois après l’obtention de son diplôme, un jeune sur quatre n’a toujours pas trouvé d’emploi. Et lorsqu’ils ont cette chance, c’est souvent pour enchaîner stages, intérim et CDD. La fameuse « génération Y » a beau la jouer cool, elle est devenue une variable d’ajustement pour les entreprises. Dès 2002, le sociologue Louis Chauvel a identifié le problème dans « Le destin des générations : structures sociales et cohortes en France au XXe siècle»(PUF) : « En cas de ralentissement, on stoppe le recrutement, puis on licencie les derniers embauchés. Les jeunes se retrouvent avec des vides sur leur CV que n’ont jamais connus leurs aînés. » Mais leurs soucis ne se limitent pas à la sphère professionnelle, puisqu’ils éprouvent aussi les pires difficultés à se constituer un patrimoine. Les prix de l’immobilier ayant augmenté plus vite que les revenus, notamment pour cause de hausse des charges sociales pesant sur les salaires, « entre 1965 et la crise immobilière de 2008, on a assisté à une baisse de 30% du pouvoir d’achat immobilier des ménages », s’étrangle Mickaël Mangot. La précarité n’a pas attendu la crise de 2008 pour s’imposer aux juniors. Dans la revue Regards croisés sur l’économie, Louis Chauvel démontrait que « les générations entrées dans la vie active depuis la fin des années 1970 forment une cohorte en creux d’un point de vue social, économique, patrimonial, voire sanitaire et politique. » Baby losers sur toute la ligne.
A qui la faute ?
Mais quel rapport entre la prospérité des uns et la précarité des autres ? Simple question de chance et de malchance ? Nombre d’experts pensent avoir identifié les coupables : les aînés. Louis Chauvel n’hésite pas à évoquer une « spoliation des jeunes par les vieux ». Pourquoi une telle sentence ? Parce que « le modèle social français, qui fait financer les dépenses sociales par les actifs en emploi et le budget de l’Etat essentiellement par la TVA, conduit aujourd’hui à un non-sens économique, à savoir une redistribution des classes d’âge relativement pauvres (par rapport à la moyenne nationale) vers les classes d’âge riches, précisément des jeunes actifs vers les retraités », dénonce Mickaël Mangot. Prendre aux pauvres pour donner aux riches ? Voilà en effet une idée originale. Et les choses ne sont pas près de s’arranger. Au rythme où la population vieillit, dans 15 ans, 30% des Français auront plus de 60 ans, contre 20% aujourd’hui, si bien que la pression fiscale sur les jeunes actifs ne va cesser d’augmenter. Le président du très respecté Cercle des économistes, Jean-Hervé Lorenzi, s’inquiète de cette injustice croissante. Le 23 avril dernier, à l’occasion du lancement de la Silver Economy par le ministère des Personnes âgées (voir encadré), il a été invité à développer ses idées devant un auditoire loin d’être acquis à sa cause. Il en a néanmoins profité pour rappeler que « les flux publics en matière de retraite, de santé, de sécurité sociale sont naturellement plus importants pour les plus de 60 ans, mais la différence entre les fonds publics que perçoivent les plus de 60 ans et les moins de 30 ans atteint un record en France ». Quelle est la part de responsabilité des baby boomers dans ce déséquilibre ? « Individuellement, ils n’ont rien à se reprocher : ils travaillent, épargnent, aident leurs enfants et leurs petits enfants, donnent de leur temps… Mais collectivement et institutionnellement, ils sont coupables, juge Mickaël Mangot. Leur nombre les a avantagés pendant leur vie active, mais, malgré les alertes des démographes, ils n’ont pas anticipé que ce même nombre allait peser sur les actifs lorsqu’ils arriveraient à la retraite. Depuis les années 1970, ils ont laissé filer les déficits publics et ont réduit les dépenses d’investissement. Le fonds de réserve pour les retraites n’a pas été abondé. Et la dette implicite, c’est à dire l’engagement pour les futures retraites ou la maladie, explose. » Mais la mauvaise gestion n’est pas leur seul tort : « Il existe aussi une politique générationnelle en faveur des insiders, c’est à dire ceux qui ont un emploi et un logement dont ils sont propriétaires, et qui défavorise les outsiders – intérimaires, CDD, primo-accédants… »
Lutte des générations
La lutte des générations succèdera-t-elle à la lutte des classes ? Pour Jacques Attali, cela ne fait aucun doute. Dans une interview donnée à Paris Match en 2007 et citée par Grégoire Tirot dans son ouvrage « France anti-jeune : comment la société française exploite sa jeunesse » (Max Milo Editions), le prospectiviste s’alarmait : « Un jour, nos enfants n’accepteront plus le poids des prélèvements. Ils se révolteront. Ils déclencheront une inflation massive pour annuler la dette publique qu’ils supportent. Ce jour-là, les Français qui ont un patrimoine, les plus âgés, verront leurs actifs dévalués. Pour eux, le réveil sera dur. Aujourd’hui, ce sont eux, les vieux, qui gagnent contre les jeunes. Ils n’en ont rien à faire de s’endetter puisque ce ne sont pas eux qui remboursent. Demain, ils seront ruinés. » Le « grand soir » est-il proche? En 2008, en Grèce, la « Génération 600 euros » a fait grand bruit pour alerter l’opinion sur ses difficultés. L’année dernière, au Québec, le projet de hausse des frais d’inscription à l’université a mis les étudiants dans la rue pendant des mois pour le « Printemps érable ». Mais en France, depuis 2005, annus horribilis qui a vu le rejet du traité européen, l’embrasement des banlieues et les manifestations étudiantes contre le Contrat première embauche (CPE), plus rien ou presque ne s’est passé. Les jeunes sont silencieux malgré la crise. A moins que ce ne soit justement à cause d’elle ? « Ils ressentent une telle anxiété qu’ils sont léthargiques et se replient sur la sphère privée, déplore Mickaël Mangot. Obsédés par leur propre situation, ils envoient des dizaines de CV et de lettres de motivation plutôt que de se lancer dans des actions collectives. » Certains renoncent même à se battre contre un système qu’ils jugent impossible à réformer et préfèrent emporter leur enthousiasme vers des cieux plus cléments, avec Londres, les Etats-Unis ou les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) comme nouveaux Eldorado, avec leur lot de réussites et de désillusions.
Une croissance en déambulateur
Notre société a de plus en plus de cheveux blancs, et cela ne fait pas que peser sur le budget de l’Etat et sur le revenu des actifs, car la croissance en pâtit aussi. En effet, pour JeanHervé Lorenzi, co-auteur de « Rajeunissement et vieillissement de la France: une politique économique pour la jeunesse », publié en mars (Descartes & Cie), « le vieillissement freine l’investissement et l’innovation, car une société vieillissante ressent davantage d’aversion au risque. Or, pour nous reconstruire et recréer de la valeur, nous avons besoin d’investissements vers des secteurs par nature risqués. Et cette société a tendance à moins innover, alors que le progrès technique est un moteur majeur de la croissance. » Les choses seraient-elles en train de bouger ? Quelques mesures et initiatives, dans de nombreux domaines, laissent entrevoir une prise de conscience et de premiers efforts. Le Contrat de génération, lancé en mars par le gouvernement, mise sur la solidarité intergénérationnelle : en créant des binômes, il vise à « encourager l’embauche des jeunes et garantir le maintien dans l’emploi des seniors, tout en assurant la transmission des compétences ». Un peu partout en France fleurissent aussi des « logements intergénérationnels », où des personnes âgées rompent leur isolement en hébergeant des étudiants en quête d’un toit. Les dernières réformes sur la fiscalité des donations encouragent les particuliers à transmettre leur patrimoine de plus en plus tôt à leurs descendants, afin de donner un coup de pouce à leurs projets de vie en achetant une maison ou en créant leur entreprise. Hélène Xuan, directrice scientifique de la Chaire « Transitions démographiques, transitions économiques » de la Fondation du risque, remarque que « par le temps que les séniors consacrent à garder leurs petits-enfants et leurs propres parents, par leurs actions associatives et bénévoles, et par leurs donations à leurs descendants, ils redonnent une partie de ce qu’ils reçoivent du système public ». Mais, outre ajouter à la dette publique une dette symbolique pour les bénéficiaires, les transferts de solidarité entre proches risquent d’aggraver la reproduction sociale.
Politique économique générationnelle
Pour prévenir les effets du vieillissement sur la croissance, il faudra donc plus qu’une crème homéopathique. Et pour réconcilier les jeunes avec leurs aînés, davantage que des étrennes de fin d’année. Heureusement, les propositions ne manquent pas. JeanHervé Lorenzi plaide pour la mise en place d’une politique économique générationnelle, avec une fiscalité qui encouragerait les anciens à placer leur argent dans des projets et des secteurs plus risqués, et un effort accru en faveur de l’enseignement et de la recherche pour booster l’innovation. Pour favoriser les transferts des vieux vers les jeunes, il ose le mot « viager » : « En France, le patrimoine des ménages est de 250 000 à 300 000 euros en moyenne. Pour financer le vieillissement, nous proposons de liquéfier une partie de ce patrimoine, c’est-à-dire le transformer en revenus. » Ainsi, les retraités garderaient l’usage de leur maison, mais pourraient en transformer une partie en capital, pour le céder à leurs enfants ou compléter leurs propres revenus. « Bien sûr, il faut éviter que les séniors se fassent avoir. Mais industrialiser ce marché permettrait d’avoir plus de transparence et de garanties contre les risques », espère Hélène Xuan. Pour financer le vieillissement, pourquoi ne pas demander aux seniors de mettre la main à la poche ? C’est ce qu’a proposé la Cour des Comptes en septembre 2012, dans un rapport sur le déficit de la Sécurité sociale, estimant que cinq milliards d’euros pourraient être économisés en s’attaquant aux avantages des retraités. Selon Didier Migaud, son président, « l’existence de nombreux dispositifs fiscaux et sociaux en leur faveur (sur l’impôt sur le revenu, les impôts locaux, la CSG et la CRDS, ndlr) » explique en partie le meilleur niveau de vie des anciens. Des avantages qui couteraient 12 milliards d’euros par an à l’Etat. Alors, dans un souci de « justice sociale », la rue de Cambon propose notamment de supprimer l’abattement de 10% de l’impôt sur le revenu dédié aux frais professionnels et d’aligner le taux de CSG des retraités les plus aisés, de 6,6% actuellement, sur celui de l’ensemble des salariés : 7,5%. L’immobilier est un cas d’école du conflit générationnel. Pour Mickaël Mangot, « réformer la politique du logement de manière à réduire la rente immobilière permettrait de faire baisser les prix, ce qui réduirait l’inégalité entre les générations ». L’économiste propose ainsi de freiner les aides au logement qui ne profitent qu’aux propriétaires, et de libérer les possibilités de construction. En outre, il considère que « la résidence principale constitue une niche fiscale considérable, car c’est le seul placement à ne pas être imposé. En taxant les loyers fictifs et les plus-values au moment de la vente, comme c’est déjà le cas dans certains pays européens, on créerait une manne pour l’Etat et on combattrait la sous-occupation des logements. » Mais avant de trouver un toit, encore faut-il avoir un emploi. Pour réduire le chômage des jeunes, a-t-on vraiment tout tenté ? « Il faudrait un contrat de travail unique, un CDI light avec plus de flexibilité, pour en finir avec ce marché de l’emploi à deux vitesses. Et réduire les charges sociales qui pèsent sur le travail, contribuent au chômage de masse et freinent la compétitivité de l’industrie. En outre, un salaire minimum élevé est très néfaste pour les outsiders – jeunes, femmes, immigrés – car leur productivité est souvent moindre », explique Mickaël Mangot. En matière d’éducation aussi, l’Etat pourrait mieux faire. Si l’alternance et l’apprentissage restent insuffisamment développés en France, des dispositifs comme les Ecoles de la deuxième chance et les Établissements d’insertion de la Défense (EPIDE), qui ont pour mission d’assurer l’insertion professionnelle de jeunes en difficulté scolaire, sans qualification ni emploi, sont un premier pas. Mais Hélène Xuan regrette « qu’aucun de ces dispositifs n’aient été généralisés, car jugés trop coûteux, alors qu’ils sont efficaces et rentables pour la société ». Si de nombreuses propositions sont donc sur la table, la volonté politique, sinon pour les mettre en œuvre du moins pour en débattre, existe-telle ? On serait tenté d’en douter, tant le déséquilibre dans la représentation politique est flagrant : la moyenne d’âge des maires tourne autour de 58 ans, celle des députés, 55 ans, et même 64 ans pour les sénateurs. Et puis, toucher aux avantages des baby boomers présente un incontestable risque politique. Vous avez dit gérontocratie ? Certes, mais difficile d’en vouloir aux politiques : les moins de 25 ans sont les moins assidus à l’isoloir, les moins souvent inscrits sur les listes électorales, et 19% d’entre eux ont séché la dernière élection présidentielle… Il serait temps de remettre la main sur cette « fichue-carte-d’électeur ».
Article réalisé par Aymeric Marolleau